Une fois n’est pas coutume, une banque a perdu devant le Tribunal fédéral dans une affaire portant sur le trust d’un milliardaire. Une piqûre de rappel, expliquent Fabien Liégeois, avocat, et Célian Hirsch, doctorant.
Il était une fois un milliardaire, une aristocrate et un homme de confiance.
Lorsque Marc rencontre Sophie, il est dans la force de l’âge, elle est dans la fleur de l’âge. Il a fait fortune aux Etats-Unis, elle appartient à l’aristocratie française.
Très vite, les deux amants font construire une demeure commune. Sur le chantier, Marc rencontre Jacques, le contremaître. L’homme d’affaires se lie d’amitié avec l’homme de la pierre. Leur rapprochement jouera un rôle central dans cette affaire.
Trust et confiance aveugle
A la suite du décès de Marc, Sophie hérite d’une fortune considérable. Elle devient bénéficiaire d’un trust discrétionnaire. Elle reçoit un versement annuel et peut élever confortablement ses deux enfants. Jacques devient incontournable: il gère à présent les affaires de Sophie. Aidé d’un avocat genevois, il organise sa venue en Suisse. Sur place, ils se rendent auprès d’une grande banque. Sophie octroie une procuration générale et illimitée sur son compte à Jacques qui pourra disposer des avoirs de Sophie en sa faveur. Sur les documents d’ouverture du compte, Jacques est désigné tantôt comme «un ami», tantôt comme un «homme d’affaires».
Ce qui devait arriver arriva
Le trustee effectue ses premiers versements à Sophie. Sans tarder, le confident se met à détourner de l’argent: sur une période de trente mois, il opère 14 virements pour un total d’environ 14 millions de francs suisses. L’argent est transféré du compte de Sophie à celui que Jacques a ouvert auprès de la même banque. L’un des responsables de l’établissement l’interroge ponctuellement sur la provenance des fonds. Jacques explique avoir obtenu un prêt de Sophie pour construire un chalet luxueux à Villars. La banque se satisfait de cette explication et va jusqu’à lui octroyer un crédit hypothécaire.
Et puis, un jour, Sophie se décide à confier ses affaires à un family office. La réorganisation révèle la trahison. Une plainte pénale est alors déposée contre Jacques. Parallèlement, Sophie intente une action civile où elle réclame réparation du préjudice à la banque. Les instances cantonales rejettent ses conclusions. A l’issue d’une délibération publique, les juges du Tribunal fédéral rendent un verdict inattendu à trois contre deux: ils donnent raison à Sophie. Même si les considérants de l’arrêt ne sont pas encore disponibles, cette décision exceptionnelle suscite déjà des réflexions.
Eléments de droit
Selon la règle, le banquier – qui agit comme simple dépositaire (custody) – n’est pas le «tuteur de son client». En l’absence d’un mandat de gestion spécifique, la formule signifie que le client répond seul de ses décisions. Le dépositaire reste malgré tout un mandataire au sens général (articles 394 et suivants du Code des obligations). La banque doit agir dans l’intérêt de son client. Elle doit se montrer fidèle et loyale au cours de la relation. Comme la loi est sujette à interprétation, le juge joue un rôle important pour définir les règles de la pratique bancaire. Face à une situation particulière, il peut ainsi devoir exercer son pouvoir d’appréciation et statuer en équité au sens de l’article 4 du Code civil. Les justiciables doivent garder à l’esprit que la solution n’est pas toujours (pré) écrite dans les livres.
La question posée
Dans ce ménage à trois, il faut se demander si la banque a exercé l’attention que commandaient les circonstances. Aurait-elle dû se préoccuper des transferts de Jacques malgré la procuration large que lui a octroyée Sophie?
Eléments d’appréciation
Mettons-nous à la place de la banque: elle n’a aucun pouvoir de gestion sur les comptes de Sophie. La procuration confie tous les pouvoirs à Jacques. Le banquier observe une réelle complicité entre les deux protagonistes au moment de l’ouverture du compte. Jacques effectue ensuite quelques transferts autorisés avant de se livrer à des détournements. La banque estime avoir respecté le contrat, car elle n’a pas à surveiller sa cliente (ni celui qui a été valablement désigné comme représentant). Les relations entre Sophie et Jacques constituent des rapports internes. La banque se contente d’exécuter les ordres selon les termes de la procuration (rapports externes).
Mettons-nous à présent dans la peau de Sophie: elle ignore tout ou presque du monde bancaire. Elle place sa confiance dans cet homme, qui la trahit. Sa banque ferme les yeux et exécute plusieurs ordres sans l’avertir. L’argent passe d’un compte à l’autre au sein du même établissement. Elle a de quoi se demander si cette circonstance est bien étrangère au manque d’attention du banquier. Jacques obtient de surcroît un crédit hypothécaire pour construire son propre chalet.
A la légèreté de Sophie s’oppose le double jeu de la banque. Ce cas limite suppose une pesée des intérêts entre le principe cardinal de la liberté contractuelle et le besoin de protection du client. En l’occurrence, Sophie a octroyé une procuration générale et illimitée. En même temps, celui qui prétend saisir toute la portée des documents bancaires n’a qu’à lui jeter la première pierre.
Dénouement
La banque n’a organisé ni rendez-vous physique ni entretien téléphonique avec sa cliente au cours d’une période longue de deux ans. Sa passivité est condamnable, ce, d’autant qu’elle coïncide avec la séquence durant laquelle le malfaiteur a commis son forfait. Elle ne peut donc pas invoquer sa bonne foi et devra réparer le préjudice.
Conseil
Une fois n’est pas coutume, la banque a perdu. Cette décision suffisamment rare pour être soulignée aura le mérite d’offrir une piqûre de rappel à la profession pour au moins deux raisons. La première relève de la documentation remise: les services juridiques seront amenés à réexaminer le libellé de certaines procurations et les conseillers à la clientèle veilleront à rendre le client attentif aux risques en consignant soigneusement leur mise en garde au dossier. La seconde concerne l’efficacité des systèmes de détection de transactions inhabituelles. Il faut ainsi se rappeler que les meilleurs algorithmes ne remplacent pas (encore) le contact humain. Même confiné et à distance, un appel ou un message numérique peut permettre de dissiper un malentendu ou mieux d’éviter une erreur coûteuse.
Fabien Liégeois est chargé de cours à la Faculté de droit de l’UNIGE et avocat auprès de l'Etude CMS von Erlach Poncet SA. Célian Hirsch est doctorant au Centre de droit bancaire et financier de l’UNIGE.
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