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La mort fiscale du commissionnaire ?

10/07/2007

Comment la Cour est-elle arrivée à cette conclusion qui émeut à juste titre les nombreux groupes étrangers qui utilisent depuis une vingtaine d'années la vénérable institution du commissionnaire pour organiser leurs opérations commerciales en France ? Le contrat de commissionnaire, aussi appelé « agent opaque », présente en effet bien des avantages en termes économiques et commerciaux : comme un distributeur, le commissionnaire apparaît comme réalisant des transactions en son nom propre, rassurant ainsi la clientèle française qui aurait pu concevoir quelque inquiétude à traiter avec une maison étrangère ; comme un agent, le commissionnaire n'est pas le propriétaire juridique des produits qu'il commercialise, et, sauf convention ducroire, il n'est pas responsable de l'encaissement des créances : ainsi, il ne représente pas une zone de risque financière en France significative pour le groupe étranger, toujours soucieux de centraliser les risques pour mieux les gérer. D'astucieux fiscalistes ont alors voulu tirer toutes les conséquences fiscales de ces caractéristiques juridiques et économiques : une entité qui prend des risques limités ne mérite qu'une rémunération modeste, et sa qualité de contractant apparent devrait le protéger contre le risque d'établissement stable qui pèse sur les agents transparents. Cette analyse avait résisté de nombreuses années aux attaques de l'administration fiscale, qui considérait qu'en tant qu'agent dépendant concluant des contrats en France pour le compte de son commettant étranger, le commissionnaire constituait un établissement stable


La stratégie fiscale des groupes étrangers avait entraîné le courroux de Stéphane Austry, Commissaire du Gouvernement auprès du Conseil d'Etat dans ses conclusions2 sous l'arrêt Interhome AG du 20 juin 2003 3, qui voyait une raison d'opportunité de favoriser l'imposition des sociétés étrangères au titre de leur activité réalisée par l'intermédiaire d'un agent dépendant pour lutter contre la propension de celles-ci à remplacer la relation contractuelle d'achat-revente avec leur filiale française par un contrat d'agent afin de limiter, voire d'éviter, une imposition en France. Le Conseil d'Etat avait cependant jugé en l'espèce que l'agent français de la société Interhome AG ne constituait pas un établissement stable pour son commettant suisse.


Le commissionnaire est un concept bien particulier : il agit pour le compte de son commettant, en agent qu'il est, mais il agit en son nom propre, de sorte que le client, qui reçoit des factures libellées au nom du commissionnaire, pense acheter des produits qui appartiennent à ce dernier. Or la propriété juridique du produit passe directement du commettant au client, sans jamais être prise par le commissionnaire.

Selon le Modèle de Convention Fiscale de l'OCDE, un agent dépendant constitue un établissement stable pour son commettant étranger, et le soumet ainsi à l'impôt sur les sociétés en France, lorsqu'il exerce habituellement l'autorité de conclure des contrats au nom de son commettant.

Une analyse hâtive du statut du commissionnaire et des dispositions du Modèle de Convention Fiscale a permis dans un premier temps de vanter les mérites du commissionnaire, défini par l'OCDE comme un agent indépendant, et qui conclut des contrats en son nom propre. Comment être plus loin de l'établissement stable ? Cette double approche a été vite balayée par les commentaires de l'OCDE sur son Modèle de Convention Fiscale : un agent au statut juridique indépendant peut être économiquement dépendant, et, surtout, il ne faut pas lire la notion de conclusion de contrat au nom du commettant au pied de la lettre : ce qui compte, c'est si l'agent engage contractuellement son commettant par son activité.

Les praticiens ont donc développé une analyse plus fine, se reposant sur le régime juridique du commissionnaire 4: il apparaît en effet que les effets personnels du contrat de commissionnaire se traduisent par l'absence de toute relation entre le commettant et le client ; en conséquence, le client n'a pas d'action directe contre le commettant, ce qui a été confirmé par la Cour de Cassation, Chambre Commerciale, le 9 décembre 1997 5 et le 22 mai 19916. Les fiscalistes déduisent donc que si le client n'a pas d'action directe contre le commettant, c'est parce que le commettant n'est pas engagé contractuellement du fait de l'intermédiation du commissionnaire. Il ne peut donc constituer un établissement stable pour son commettant.


Frédérick Bataille, le Commissaire du Gouvernement auprès de la CAA Paris, reprend dans ses conclusions le paragraphe 32.1 (sous l'article 5) des commentaires OCDE du Modèle de Convention Fiscale, et souligne la dernière partie de la phrase : «l'expression de «pouvoirs lui permettant de conclure des contrats au nom de l'entreprise» ne restreint pas l'application du paragraphe à un agent concluant littéralement des contrats au nom de l'entreprise ; le paragraphe s'applique aussi à un agent qui conclut des contrats qui engagent l'entreprise même si ces contrats ne sont pas effectivement conclus au nom de l'entreprise ».

La CAA Paris emboîte le pas à son Commissaire du Gouvernement, en soulignant que « la circonstance que la société Zimmer SAS, en raison de son statut de commissionnaire, agissait en son nom propre et ne pouvait par suite conclure des contrats au nom de son commettant est sans incidence sur la capacité de cette société à engager son commettant (...) ». Zimmer SAS constitue donc un établissement stable de la société Zimmer Ltd.

Mais comme indiqué plus haut, M. Bataille n'a pas souligné dans ses conclusions la partie la plus importante du paragraphe 32.1 des commentaires OCDE ; on peut le lire ainsi : «le paragraphe s'applique aussi à un agent qui conclut des contrats qui engagent l'entreprise même si ces contrats ne sont pas effectivement conclus au nom de l'entreprise». La lecture des praticiens de l'article 32.1 est bien la même que celle de la CAA Paris : il ne suffit pas à un commissionnaire de prétendre qu'il ne conclut pas un contrat au nom de son commettant, il faut qu'il démontre qu'en concluant en son nom propre, il n'engage pas son commettant.

La vraie question est donc bien véritablement de savoir si un commissionnaire engage contractuellement son commettant auprès de ses clients. Cette question n'est pas abordée par le Commissaire du Gouvernement, et la CAA Paris n'y répond pas. On ne peut qu'espérer que le Conseil d'Etat, sans nul doute saisi par la société Zimmer, apportera une réponse claire à cette question qu'il convenait de formuler.


L'analyse des praticiens décrite ci-dessus fait du commissionnaire un excellent véhicule juridique et fiscal pour le développement d'un réseau commercial en France. Mais depuis bien longtemps, les groupes étrangers ont une approche globale quand il s'agit de développement commercial en Europe. Or, l'harmonisation européenne est loin d'être applicable au régime juridique du commissionnaire. En Grande-Bretagne et en Irlande, un commissionnaire («undisclosed agent») engage contractuellement son commettant, comme aux Pays-Bas. L'Italie, l'Espagne et l'Allemagne seraient plus proches de la position française. La notion de commissionnaire est mal connue dans les pays d'Europe Centrale, et donc source d'incertitude fiscale.

Les fiscalistes ont donc développé des contrats de distribution permettant de reproduire les effets économiques du contrat de commissionnaire, et qui permettent de court-circuiter le délicat débat de l'établissement stable : un distributeur n'engage pas contractuellement son fournisseur auprès de son client local. Si l'approche d'une construction juridique à but essentiellement fiscal est efficace, elle n'a pas l'élégance apportée par l'utilisation d'un contrat mise en oeuvre quotidiennement entre tiers depuis plusieurs siècles. C'était mieux avant...

Mais ne nous y trompons pas : les empoignades qui s'annoncent sur le sujet du commissionnaire ne sont que les prémisses d'une discussion pleine d'enjeux sur la notion d'établissement stable dans une organisation internationale centralisée autour d'un «entrepreneur » confortablement localisé dans un pays à fiscalité privilégié. Nul doute que l'économique sera vite au centre de ces débats.


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1 Arrêt n°05PA02361
2 BDCF 10/2003, n°130
3 RJF 10/2003, n°1147
4 décrit par Marie-Pierre Dumont-Lefrand, dans JurisClasseur Commercial, Fasc.59
5 JCP G 1998, II, 10201
6 Bull. civ. IV, N° 173


Article paru dans la revue Option Finance du 14 mai 2007


Authors:

Stéphane Gelin, Avocat Associé