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Rupture brutale des relations commerciales établies - Les prétentions judiciaires des entreprises : aspects de droit interne et dimension internationale. Le droit interne

Dossier Rupture brutale des relations commerciales établies, Journal des sociétés, n°110 - Juillet 2013

15/11/2013

Déterminer le juge devant lequel la demande de réparation doit être portée implique tout d’abord de s’interroger sur la validité des clauses compromissoires comme celle des clauses attributives de juridiction qui peuvent être stipulées dans le contrat. La question est alors de savoir si ces clauses ont vocation à s’appliquer en cas de contentieux engagés sur le fondement de l’article L. 442-6, I 5° du Code de commerce ; ce qui suppose au préalable de déterminer la nature de l’action.

I. La nature de l’action

L’action en responsabilité fondée sur l’article L. 442- 6, I 5° du Code de commerce est-elle de nature contractuelle ou délictuelle ?

A première vue, la question paraît primordiale dans la mesure où la validité de certaines clauses va dépendre de la qualification retenue. Ainsi, à titre d’exemple, une clause compromissoire est valable pour des litiges mettant en cause la responsabilité contractuelle du débiteur, alors qu’elle devrait être logiquement écartée par le juge si le fondement de l’action est la responsabilité délictuelle.

La qualification de la nature de la responsabilité en cas de rupture brutale des relations commerciales a fait l’objet d’un vif débat, tant doctrinal que jurisprudentiel. Ce débat s’est développé au sein même de la Cour de cassation. En effet, la Chambre commerciale tend à retenir la nature délictuelle de la responsabilité et écarte en conséquence, systématiquement, les stipulations contractuelles qui prétendent régir ou même influer sur le sort de l’action portée devant les tribunaux pour voir sanctionner une rupture brutale de relations commerciales établies.

La Chambre commerciale de la Cour de cassation a réitéré cette position à plusieurs reprises (1). Elle a ainsi affirmé, dans un considérant de principe, que « le fait pour tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels, engage la responsabilité délictuelle de son auteur » (2).

Au contraire, la première Chambre civile de la Cour de cassation tend à raisonner « comme si » la responsabilité de celui qui a abusivement rompu une relation commerciale établie était une responsabilité contractuelle, dans la mesure où, également à plusieurs reprises, elle a admis l’efficacité, dans le cadre d’un tel litige, de clauses prévues au contrat. Cette Chambre a notamment considéré que « la clause compromissoire visant tout litige ou différend né du contrat ou en relation avec celui-ci n’était pas manifestement inapplicable dès lors que la demande du cocontractant présentait un lien avec le contrat puisqu’elle se rapportait notamment aux conditions dans lesquelles il y avait été mis fin et aux conséquences en ayant résulté [...] peu important que des dispositions d’ordre public régissent le fond du litige dès lors que le recours à l’arbitrage n’est pas exclu du seul fait que des dispositions impératives, fussent-elles constitutives d’une loi de police, sont applicables » (3). Néanmoins, cette position de la première Chambre civile a été expliquée, par certains auteurs, en raison du caractère international des litiges concernés.

En revanche, lorsque l’affaire est circonscrite au droit interne, la Chambre commerciale est le plus souvent saisie. La responsabilité du débiteur engagée sur le fondement de l’article L. 442-6, I 5° du Code de commerce semble être une responsabilité délictuelle en droit interne. Les clauses définies contractuellement par les parties sont donc écartées par le juge.

II. Le juge compétent

Si les clauses attributives de juridiction et les clauses compromissoires sont écartées par le juge ou en l’absence de telles clauses dans le contrat, il convient de déterminer les tribunaux compétents pour connaitre de ce type de litige.

A. Principes

La demande peut être introduite devant la juridiction civile ou commerciale compétente par toute personne justifiant d’un intérêt à agir. Ainsi, les tribunaux compétents pour connaître des contentieux fondés sur l’article L 442-6, I 5° du Code de commerce sont les juridictions civiles et commerciales, respectivement, les tribunaux de grande instance et les tribunaux de commerce. En application des dispositions de l’article 46 du Code de procédure civile, le demandeur peut saisir, à son choix, outre la juridiction du lieu où le défendeur à son domicile, celle du lieu du fait dommageable ou celle du ressort dans lequel le dommage a été subi.

Or en matière de rupture brutale, le dommage est généralement constitué par la diminution du chiffre d’affaires de la victime. La jurisprudence a donc admis qu’une entreprise pouvait valablement engager une action devant le tribunal dans le ressort duquel elle exerçait son activité dès lors que le dommage invoqué était constitué par la cessation de son activité à la suite des difficultés financières issues de la rupture (4).

B. Juridictions spécialisées

Toutefois, l’application des dispositions de cet article relève de juridictions spécialisées. En effet, l’article L. 442-6, III, al. 5, dispose que les litiges nés des pratiques discriminatoires qu’il sanctionne sont attribués à des juridictions spécialisées dont le siège et le ressort sont fixés par décret. Le décret n°2009-1384 du 11 novembre 2009, qui détermine les juridictions compétentes, a été codifié aux articles D. 442-3 du Code de commerce s’agissant des tribunaux de commerce et D. 442-4 du même Code pour les tribunaux de grande instance. Le texte ou plutôt les annexes auxquelles il renvoie énumère de façon limitative les huit tribunaux de commerces et les huit tribunaux de grande instance susceptibles de connaître des litiges fondés sur l’article L. 442-6, I 5°. En outre, il affirme également la compétence exclusive, en appel, de la Cour d’appel de Paris ; et ce, afin de favoriser l’harmonisation de la jurisprudence en la matière.

Le décret, entré en vigueur le 1er décembre 2009, prévoyait des dispositions transitoires. Ainsi, tous les litiges engagés avant l’entrée en vigueur du décret relèvent des juridictions de droit commun.

Par ailleurs, cette compétence se transfère aux cours d’appel. C’est ce qui explique que les cours d’appel de Lyon (5) et de Rennes (6) aient rejeté le moyen d’incompétence soulevé par l’une des parties au motif que l’instance avait été initiée avant l’entrée en vigueur du décret. Il est inutile d’insister sur l’importance de ces règles spéciales de compétence. D’autant que la partie qui interjetterait appel aujourd’hui devant une autre cour d’appel que la Cour d’appel de Paris s’exposerait à un risque d’irrecevabilité et même de forclusion si la décision lui a été signifiée et que le délai d’appel a expiré. En effet, traditionnellement et contrairement aux tribunaux, la cour d’appel incompétemment saisie ne renvoie pas l’affaire à la juridiction compétente ainsi que l’y autorise la jurisprudence de la Cour de cassation (7).

III. L’objet de la demande

L’action fondée sur l’article L. 442-6, I 5° du Code de commerce peut permettre d’engager deux types de procédure : une procédure au fond et une procédure en référé.

A. L’action au fond

L’article L 442-6, I 5° du Code de commerce n’a pas vocation à empêcher un partenaire commercial de rompre une relation commerciale établie. Il ne fait qu’imposer une condition préalable : le respect d’un préavis. L’action au fond est ainsi une action en responsabilité visant à obtenir la réparation du préjudice subi du fait de la brutalité de la rupture par l’octroi de dommages et intérêts. Il appartient donc à la victime de cette rupture de démontrer l’existence d’une faute – en l’espèce, d’une rupture brutale résultant du non-respect du délai – et d’un préjudice découlant du caractère brutal de la rupture. La faute, dans ce cadre, ne s’entend pas de la rupture de la relation commerciale mais de sa brutalité ainsi que le rappelle fréquemment la Cour de cassation (8).

B. L’action en référé

Ce type d’action a connu un développement important au cours des dernières années. L’action en référé de droit commun peut être présentée devant le président du tribunal de grande instance ou devant le président du tribunal de commerce. Elle est fondée sur les articles 808 et 809 du Code de procédure civile pour ce qui concerne le président du tribunal de grande instance et sur les articles 872 et 873 du même code s’agissant du président du tribunal de commerce. Les articles 809 et 873, rédigés dans les mêmes termes, disposent que « le président peut toujours, même en présence d’une contestation sérieuse, prescrire en référé les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite. Dans les cas où l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable, il peut accorder une provision au créancier, ou ordonner l’exécution de l’obligation même s’il s’agit d’une obligation de faire ».

Il existe également un référé spécifique, le « référé-concurrence ». L’article L. 442-6, IV dispose que « le juge des référés peut ordonner, au besoin sous astreinte, la cessation des pratiques abusives ou toute autre mesure provisoire ». Se pose alors la question de l’articulation de ce texte avec ceux du Code de procédure civile. Le juge statuant en référé en vertu de l’article L. 442-6 du Code de commerce ne doit pouvoir ordonner les mesures exigées par la situation que si les conditions fixées soit aux articles 808 ou 809, soit aux articles 872 ou 873 précités sont remplies (9). De ce fait, il est possible de saisir le juge des référés, avant que l’action au fond ne soit introduite, si et seulement si les conditions fixées par ces textes sont remplies (10).

C’est sur le fondement de ces dispositions textuelles que le contentieux s’est développé. On peut le comprendre car le contentieux de la rupture brutale est un contentieux de l’urgence justifiant pleinement le recours au référé. Ainsi, les victimes d’une rupture brutale de relations commerciales établies peuvent obtenir auprès du juge des référés la poursuite de ces relations pendant une durée suffisante pour que l’exigence d’un préavis raisonnable soit effectivement respectée. Dans ce cadre, le juge ordonne la poursuite des relations commerciales jusqu’à une date qu’il fixe et non pour une durée indéterminée (11). Cette procédure permet ainsi à la victime de la rupture de la relation commerciale de s’y préparer utilement en disposant du temps nécessaire pour se réorganiser, notamment en recherchant de nouveaux partenaires commerciaux potentiels.

La procédure de référé est une procédure a priori qui permet d’atténuer les effets de la rupture brutale alors que l’action en responsabilité vise à réparer un préjudice déjà consommé.


1. Cass. com., 6 févr. 2007, n°04-13.178, Bull. civ. IV, n°21 ; Cass. com., 21 oct. 2008, n°07-12.336, F-D, CCC janv. 2009, comm. 8, obs. N. Mathey, RDC 2009, p. 197, note M. Behar-Touchais ; Cass. com., 13 janv. 2009, n°08-13.971, Bull. civ. IV, n°3 ; Cass. com., 18 janv. 2011, n°10-11.885, Bull. civ. IV, n°9 ; Cass. com., 4 oct. 2011, n°10-20.240, Bull. civ. IV, n°151 ; Cass. com., 13 déc. 2011, n°11-12.024, F-D.

2. Cass. com., 6 févr. 2007, n°04-13.178, préc.

3. Cass. 1re civ., 6 mars 2007, n°06-10.946, Bull. civ. I, n°93, p. 82 dans le même sens, Cass. 1re civ., 22 oct. 2008, n°07-15.823, Bull. civ. I, n°233 ; Cass. 1re civ., 8 juil. 2010, n°09-67.013, Bull. civ. I, n°156 (à propos d’une clause compromissoire)

4. Cass. 2e civ. 6 oct. 2005, n°03-20.187, Bull. civ. II, n°236, en ce sens que le dommage résultant de la cessation abusive de relations commerciales est subi au siège de la société victime de tels agissements.

5. CA Lyon, 8 juin 2010, n°10/00919.

6. CA Rennes, 28 juin 2011, n°10/01515.

7. Cass. 2e civ., 9 juil. 2009, n°08-41465, Bull. civ. II, n° 188.

8. Cass. com., 3 déc. 2002, n°99-19.822, F-D, D. 2003, p. 2432.

9. Cass. com., 27 juin 1989, n°88-10.250, Bull. civ. IV, n°208.

10. Cass. com., 17 juil. 1990, n°89-14.119, Bull. civ. IV, n°220.

11. Cass. 1re civ., 7 nov. 2000, n°99-18.576, Bull. civ. I, n°286, affirmant que, le juge ne fait qu’user du pouvoir que lui confère l’article 873, al. 1er, du Code de procédure civile, lorsqu’il adopte comme mesure conservatoire la poursuite des effets du contrat, fût-il dénoncé ; mais qu’il excède ses pouvoirs, en application du même texte, lorsqu’il ordonne une mesure sans lui assigner un terme certain ; Cass. com., 10 nov. 2009, n°08-18.337, F-D ; Cass. com., 3 mai 2012, n°10-28.366, F-D.

Article paru dans le Dossier Rupture brutale des relations
commerciales établies
, Journal des sociétés, n°110 - Juillet 2013

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Olivier Kuhn
Associé
Paris