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Etablissement stable, salariat et agent dépendant

12/05/2011

La Cour administrative d’appel de Paris vient de juger qu’il existe une incompatibilité de principe entre le statut de salarié d’une société et celui d’agent dépendant d’une autre société(1).

La répartition entre les Etats du pouvoir d’imposer les bénéfices d’une entreprise repose principalement sur le concept d’établissement stable (ES). Schématiquement, et en dehors de certains revenus catégoriels, un Etat peut uniquement imposer les profits attribuables à un ES exploité sur son territoire. Dans la plupart des conventions fiscales internationales, en l’absence d’installation fixe d’affaires, la présence d’un « agent dépendant » habilité à conclure localement des contrats au nom de l’entreprise étrangère suffit à caractériser un ES. La notion d’agent dépendant a déjà donné lieu à de nombreux débats et à plusieurs décisions de jurisprudence. La dernière en date retient l’attention.

En l’espèce, une salariée de la SNCF avait été mise à la disposition d’une SARL, filiale française d’un groupe étranger, afin d’y exercer les fonctions de directrice des ventes et du marketing. Cette filiale rendait des services d’assistance commerciale, sur le marché français, dans le secteur de la location de wagons. L’administration fiscale a constaté(2) que la salariée concernée avait signé, sans y être formellement habilitée, un certain nombre de contrats au nom et pour le compte d’une société britannique du même groupe. Elle a dès lors considéré que la salariée constituait un agent dépendant de la société britannique opérant sur le marché français.

Dans un premier temps, le Tribunal administratif de Paris a donné raison à l’administration(3). Pour l’essentiel, il a retenu que la salariée avait personnellement négocié et signé des contrats engageant la société britannique. Le Tribunal a par ailleurs relevé que la salariée française rendait compte de ses activités au directeur de la société britannique, qui était par ailleurs gérant de la SARL, et au directeur commercial Europe de la division concernée, lui-même salarié de la société britannique.

La CAA Paris a fort justement recentré le débat sur la question de la dépendance. L’existence d’un ES reposant cumulativement sur une relation de dépendance et sur le pouvoir d’engager la société étrangère, il convenait d’analyser les deux critères. L’analyse des rapports contractuels entre les différentes parties a ainsi conduit la CAA à conclure qu’un salarié ne peut pas, sauf circonstances particulières, constituer à titre individuel un agent dépendant d’une société autre que son employeur.

1. Critères de dépendance

Classiquement, pour que l'agent français d'une société étrangère constitue un ES, la jurisprudence pose deux conditions cumulatives, à savoir (1) l’existence d’un lien de dépendance, juridique ou économique, et (2) l'exercice habituel du pouvoir d’engager la société étrangère(4).

1.1 La dépendance de l’agent

La CAA Paris s’était déjà prononcée sur la notion de dépendance d’un agent, dans une hypothèse proche de celle de l’arrêt commenté(5). Dans cette affaire, une filiale française de la SNCF avait pour mission, dans le cadre d’une convention de délégation de pouvoirs commerciaux reçue d’une société belge, d’établir des offres de transports terrestres de conteneurs aux clients français qui en faisaient la demande, de procéder à la recherche de clients et enfin de négocier et de conclure des contrats de vente au nom et pour le compte de la société étrangère. La qualification d’agent dépendant a été rejetée par la Cour étant donné que la société belge n’exerçait pas un contrôle détaillé sur l’organisation et le personnel de la société française, dont il n’était pas démontré par ailleurs qu’elle exerçait son activité de façon exclusive ou prépondérante au bénéfice de la société belge. Il n’y avait donc ni dépendance juridique, ni dépendance économique. Au contraire, dans l’affaire Sté Interhome AG(6), la filiale française d’une société suisse avait été considérée comme étant économiquement dépendante de sa société mère du fait que cette dernière était son unique client et versait, à la société française, une subvention destinée à combler l'insuffisance de la rémunération des services rendus à la société mère.

1.2 Le pouvoir de conclure des contrats au nom du commettant

Il n’y a pas d’ES si l’agent n’est pas habilité à conclure des contrats au nom du commettant permettant d’engager ce dernier dans une relation commerciale ayant trait aux opérations constituant ses activités propres. Ce point ressort des termes même de la convention modèle OCDE, et au cas jugé, des stipulations de l’article 6 § 4 de la convention franco-britannique alors applicable. Dans son arrêt Sté Zimmer(7), le Conseil d’Etat a jugé sur cette base qu’un commissionnaire ne peut pas, en principe, constituer un ES de son commettant étranger dans la mesure où, conformément aux caractéristiques juridiques du contrat de commission, il vend les produits ou services du commettant pour le compte de celui-ci mais en son nom propre. Sous réserve que le commettant ne soit pas personnellement engagé, dans les faits, par les contrats conclus avec des tiers par son commissionnaire, l’une des conditions pour l’existence d’un ES faisait ainsi défaut.

Dans l’arrêt commenté, le pouvoir de conclure des contrats est jugé inopérant car la Cour retient que, par principe, le statut de salarié d’une société est juridiquement inconciliable avec le statut d’agent dépendant d’une autre société. L’arrêt se distingue de ce point de vue d’autres décisions où, sur la base de faits particuliers, la qualification d’ES a été recherchée sur le terrain de l’installation fixe d’affaires dans une situation où le salarié d’une société française avait pu signer des contrats engageant une société étrangère(8).

2. Salariat et agent dépendant, des statuts difficilement conciliables

2.1 Salariat et dépendance juridique

Juridiquement, et c'est en droit français l'élément fondamental du contrat de travail, il existe un lien de subordination entre un salarié et son employeur. Ce dernier est seul habilité à donner des instructions, à organiser le travail des salariés, à prendre des mesures disciplinaires, à fixer le niveau de rémunération, etc. Or, il était clair en l’espèce que la salariée, mise à disposition par la SNCF, était placée sous l’autorité hiérarchique du gérant de la SARL et qu’elle ne disposait pas au sein de la SARL d’un traitement particulier lui conférant un statut indépendant. L’arrêt commenté juge clairement qu’il y a une incompatibilité de principe entre statut de salarié d’une société et d’agent dépendant d’une autre société. Cette solution réserve sans doute l’hypothèse où, dans les faits, le salarié pourrait être assimilé à un salarié de la société étrangère (lien de subordination avec la société étrangère, salaire payé par cette société, etc.).

En ce qui concerne les procédures de « reporting », l’arrêt relève que la dépendance ne saurait résulter de l’existence de comptes rendus réguliers que la salariée française faisait parvenir aux dirigeants opérationnels de la société britannique. Le fait que dans le cadre des relations contractuelles existant entre son employeur et un client étranger, un salarié soit tenu de rendre des comptes à ce dernier et puisse recevoir des instructions commerciales résulte d'une relation normale dans la vie des affaires. Cette relation opérationnelle ne crée en aucun cas une dépendance juridique entre le salarié du prestataire et le donneur d'ordre. De la même manière, l’existence de procédures de « reporting » dans les groupes internationaux ne crée pas, en tant que telle, de relations juridiques.

2.2 Salariat et dépendance économique

L’administration avait également tenté de démontrer que la salariée était économiquement dépendante de la société britannique, en mettant en avant qu’une part variable de sa rémunération était assise notamment sur le chiffre d’affaires réalisé en France par la société britannique. Là encore, la Cour rejette l’argument, au motif qu’il n’était pas contesté que cette prime de performance était calculée en fonction du CA réalisé par la société française, qu’elle était versée par cette dernière et qu’elle ne constituait pas l’essentiel de la rémunération de la salariée.

La décision de la CAA de Paris confirme ainsi, comme d’autres décisions récentes en la matière, qu’une analyse rigoureuse des relations juridiques liant les différentes parties doit intervenir pour déterminer l’éventuelle existence d’un ES.


1 CAA Paris, 10 février 2011, n°09PA06295, Sté GE Capital Rail Ltd.

2 A la suite d’une vérification de comptabilité de la société française.

3 TA Paris, 9 septembre 2009, n°0423876, Sté GE Capital Rail Ltd.

4 Conseil d’Etat, 20 juin 2003, n°224404, Sté Interhome AG.

5 CAA Paris 26 novembre 2003, n°00-134, Sté Intercontainer.

6 Conseil d’Etat, 20 juin 2003, n° 224407, Sté Interhome AG.

Conseil d’Etat, 31 mars 2010, n°304715 et 308525, Sté Zimmer.

8 Par exemple, Conseil d’Etat, 12 mars 2010, n°307235, Sté Imagin’action.

Par François Rontani, Avocat associé, et Benoît Foucher, Avocat, CMS Bureau Francis Lefebvre

Article paru dans la revue Option Finance du 4 avril 2011

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François Rontani
Associé
Paris
Benoît Foucher