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Filiale ou succursale à l’étranger : le choix est-il encore neutre sur le plan fiscal ?

21/06/2010

L’arrêt du 15 avril 2010 de la Cour européenne de Justice rendu dans l’affaire C-96/08 Ciba vaut la peine d’être commenté car, à divers égards, il confirme la tendance récente de la jurisprudence de la Cour en matière de fiscalité directe à se montrer plus accueillante aux thèses des Etats membres. 

1. Les faits

Ciba est une entreprise hongroise, disposant d’une succursale en République tchèque. Elle est tenue de payer en Hongrie une contribution à la formation professionnelle, calculée sur base de ses coûts salariaux, y compris ceux supportés par sa succursale tchèque. L’entreprise Ciba s’acquitte également en République tchèque des impôts et contributions relatifs aux travailleurs employés dans la succursale.

Le juge hongrois a posé la question préjudicielle de la compatibilité de cette double imposition avec la liberté d’établissement garantie par le traité, la Cour acceptant de répondre dans la mesure où le litige porte sur des faits qui sont partiellement postérieurs à la date d’adhésion de la Hongrie à l’U.E. (§§ 15 et 16).

2. La double imposition

La première question était de savoir si le litige concernait bien la fiscalité directe, plutôt que par exemple la sécurité sociale. La Cour juge que « ni la circonstance que la contribution à la formation professionnelle soit calculée sur la base des coûts salariaux des sociétés assujetties et non sur celle des revenus ou des bénéfices de celles-ci, ni le fait qu’elle soit versée à un fonds distinct du budget central de l’Etat consacré à un usage particulier » (§ 23) ni que cette contribution ne soit pas visée par la convention de double imposition entre la Hongrie et la République tchèque ne peuvent exclure qu’il s’agisse bien d’un litige qui relève du domaine de la fiscalité directe.

Par ailleurs, le paiement de la contribution à la formation professionnelle n’entraîne aucun droit individuel des salariés à une formation professionnelle, ce qui permet également à la Cour de faire la différence avec les cotisations patronales à la sécurité sociale, dont l’arrêt Arblade (C-369 et 376/96, Rec. 1999, p. I-8453) avait jugé que dans la mesure où elles étaient versées à la fois dans l’Etat membre d’accueil et dans l’Etat membre d’établissement créait un avantage concurrentiel pour les employeurs établis dans l’Etat membre d’accueil et créait ainsi une restriction à la libre prestation des services.

Au lieu de juger qu’il en allait de même pour une double imposition, la Cour confirme sa jurisprudence selon laquelle une double imposition juridique, même si elle est désavantageuse sur le plan fiscal, est tout à fait conforme au droit de l’Union européenne puisque ce désavantage résulte de « l’exercice parallèle par deux Etats membres de leur compétence fiscale » (§ 25) et non d’une discrimination créée par la législation d’un des deux pays en cause. Selon la Cour, ce désavantage ne peut être éliminé que par une convention de double imposition ou une réglementation d’harmonisation au niveau européen. Et la Cour de citer plusieurs de ses arrêts récents en la matière (Kerckhaert et Morres, C-513/04, Rec. 2006, p. I-10967, Block, C-67/08, Rec. 2009, p. I-883, Damseaux, C-128/08, arrêt du 16 juillet 2009, non encore publié au Rec.).

Deux remarques toutefois s’imposent à ce stade. :

  • l’avocat général Madame Sharpston dans ses conclusions du 17 décembre 2009, avait timidement rappelé qu’à côté de l’option prise par la Cour en matière de double imposition juridique, on pourrait plaider que « lorsqu’un cumul de prélèvements résultant d’une double imposition implique des restrictions qui font obstacle à une activité transfrontalière » (§ 29) la Cour devrait appliquer par analogie sa jurisprudence en matière de libertés fondamentales afin d’éliminer ces obstacles. Et ce dans la mesure où « toute entrave à l’exercice d’une liberté fondamentale est « néfaste » ». L’avocat général ajoutait que « si l’objectif ultime est d’établir un véritable marché unique » (§ 29), elle percevait bien la force de pareil argument. Après avoir conclu que cette question était « aussi délicate qu’importante » (§ 30), elle a finalement estimé qu’il n’était pas nécessaire que la Cour se prononce sur ce point en vue de trancher la présente affaire, la Cour n’ayant accordé aucune attention à cette remarque ;
  • si la double imposition juridique est légale, elle ne constitue cependant pas un blanc-seing car une législation nationale peut, indépendamment de la double imposition juridique, constituer elle-même une restriction qui va « au-delà de ce qui découle inévitablement de la coexistence de systèmes fiscaux nationaux » (§ 31 des conclusions de l’avocat général), cette constatation pouvant être faite en l’occurrence, ce qui a d’ailleurs déterminé l’avocat général à considérer que la question de la double imposition juridique n’était pas centrale dans la présente affaire.
3. La restriction en cause

Suivant en cela son avocat général, la Cour va conclure en effet que les articles du Traité sur la liberté d’établissement s’opposent à une réglementation telle que celle de la Hongrie quand une entreprise est empêchée à l’égard de sa succursale, de bénéficier de toutes les possibilités prévues par cette législation pour réduire la contribution à la formation professionnelle.

Selon la Cour, la restriction ne consiste pas dans le fait que les salariés employés en République tchèque ne peuvent bénéficier des formations financées par le fonds hongrois car elle y voit là encore, la simple conséquence des pouvoirs d’imposition et de dépense dont dispose la République hongroise (§§ 37 et 38), considérant dès lors que pareille différence relève encore de la double imposition !
Par contre, la Cour va juger que les possibilités prévues par la législation hongroise pour réduire le montant de la contribution à verser sont soit plus coûteuses, plus difficiles à utiliser, voire totalement inutilisables à l’égard d’un établissement situé dans un autre Etat membre, ce qui a pour effet de décourager une société hongroise de s’établir à l’étranger.

C’est donc le seul élément critiquable de la législation hongroise : si la contribution à la formation professionnelle ne pouvait être réduite en Hongrie, celle-ci serait parfaitement compatible avec le droit de l’U.E. et ce nonobstant toute double imposition. Nous serions curieux d’avoir l’opinion de l’avocate général Madame Sharpston à l’égard d’un tel dispositif : elle devrait alors se prononcer sur la question « aussi délicate qu’importante » soulevée par la double imposition.

4. Justifications

La Cour note qu’aucune justification n’a été invoquée par le gouvernement hongrois ni envisagée par la juridiction de renvoi.
Dans des arrêts antérieurs (et notamment Royal Bank of Scotland, C-311/97, Rec 1999 p I-2651), la Cour a conclu que la restriction ou la discrimination en cause était dès lors incompatible avec le droit de l’Union européenne.

Ici, la Cour va elle-même à la pêche des justifications et examine notamment si la restriction hongroise ne pourrait pas être justifiée par la cohérence du système fiscal ou par la réduction des revenus qui seraient perçus par l’Etat hongrois en vue d’assurer la formation professionnelle dans ce pays. Très aisément et pour des raisons évidentes, la Cour rejettera ces deux justifications.

5. Filiale ou succursale

Le plus étonnant est ailleurs : personne n’a relevé l’existence d’une autre restriction que celle qui désavantage les sociétés hongroises s’établissant à l’étranger par rapport aux sociétés hongroises qui restent sur le territoire national, à savoir le désavantage qui est infligé à celles qui implantent à l’étranger une succursale plutôt qu’une filiale. Dans le premier cas, elles doivent payer une contribution à la formation professionnelle sur les coûts salariaux payés dans l’Etat membre d’établissement de la succursale ; il n’en est évidemment pas question si la société a créé une filiale dans un autre Etat membre. Et cette restriction existerait alors même que la législation hongroise ne comprendrait aucun mécanisme permettant de diminuer le montant de la contribution à la formation professionnelle.

On pourrait penser que cet argument est purement superfétatoire puisque la Cour juge qu’il y a déjà une restriction non justifiée. Mais si demain, la législation hongroise supprimait les éléments qui ont déterminé la Cour à rendre l’arrêt analysé, il n’en resterait pas moins une différence de traitement entre les sociétés qui créent à l’étranger une filiale et celles qui créent une succursale.

Or, la Cour a toujours jugé que la liberté d’établissement dans un autre Etat membre impliquait le libre choix entre une filiale et une succursale. L’inquiétude dans la présente affaire, même si ce point n’a pas été discuté, est renforcée par le récent arrêt X-Holding (C-337/08) où la Cour, s’éloignant de sa jurisprudence Clt-Ufa (C-253-03, Rec 2006, p I-183), a jugé qu’en tout cas, au regard de la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les Etats membres, les filiales et les succursales n’étaient pas dans des situations comparables !

Au-delà de la légalité de la double imposition juridique, au-delà de l’utilisation comme seule justification de la préservation de la répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les Etats membres, cette limitation du choix entre filiale et succursale viendrait s’ajouter aux éléments qui, dans la jurisprudence de la Cour en matière de fiscalité directe, sont de plus en plus accueillants aux arguments des Etats membres.