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« Bore-out » ou l’ennui au travail

une forme de harcèlement moral à laquelle l’employeur doit être vigilant

20/10/2020

Aux termes des dispositions légales, le harcèlement moral est constitué par des agissements répétés qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail du salarié susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. En l’absence de définition légale des agissements visés, c’est au juge qu’il appartient d’apprécier si les faits invoqués sont constitutifs ou non d’un harcèlement moral. La cour d’appel de Paris, dans un arrêt remarqué du 2 juin 2020, juge que l’ennui ressenti par un salarié laissé sans réelle activité par son employeur, ayant entraîné la dégradation de son état de santé et un état dépressif, peut caractériser l’existence d’un harcèlement moral.

Caractérisation du syndrome d’épuisement professionnel par l’ennui, dit « Bore-out »

Fournir du travail à ses salariés est une obligation pour l’employeur au même titre que lui verser une rémunération. A défaut, l’employeur manque à ses obligations contractuelles et porte atteinte à la dignité du salarié, voire à sa santé physique et mentale. Il s’expose alors à une action du salarié visant à obtenir la résiliation judiciaire de son contrat de travail ou à une prise d’acte de la rupture du contrat de de travail par ce dernier.

Les salariés qui n’ont pas assez de tâches à effectuer, peuvent ainsi souffrir de « bore-out » ou « syndrome d’épuisement professionnel par l’ennui » lequel n’a pas de définition arrêtée. Il s’agit d’une souffrance psychique durable imputable au manque de sollicitations durant l’activité de travail1.

C’est cette notion qu’était invoquée devant la cour d’appel de Paris par un salarié à l’appui de la caractérisation d’une situation de harcèlement moral (CA Paris, 2 juin 2020, n° 18/05421).

En effet, au-delà d’un simple manquement contractuel, le fait de ne pas fournir de travail au salarié est susceptible de caractériser l’existence d’un harcèlement moral. La Cour de cassation a ainsi déjà eu l’occasion de juger que caractérisait une telle situation :

  • le fait de priver un salarié d’affectation précise aux fins de l’isoler du reste de la communauté de travail, une telle situation ayant entraîné une altération de sa santé psychologique (Cass. soc., 24 janv. 2006, n° 03-44.889) ;
  • des agissements répétés consistant en une mise à l’écart du salarié (Cass. soc., 26 janv. 2016, 14-80.455) ;
  • le fait de confier au salarié des tâches, qui n’entrant pas dans ses missions, sont inadaptées à ses compétences, dévalorisantes voire humiliantes (Cass. soc., 14 sept. 2016, n° 14-15.333) ;
  • le fait de priver un salarié de certaines de ses attributions (Cass. soc., 10 juil. 2019, n° 18-14.317).

Dans cette affaire, un salarié engagé en qualité de responsable des services généraux, avait été en arrêt maladie pendant six mois à la suite d’une crise d’épilepsie au volant de sa voiture. Licencié pour absence prolongée désorganisant l’entreprise et nécessitant son remplacement définitif, il avait saisi le Conseil de prud’hommes en contestation de son licenciement aux motifs, notamment, qu’il avait subi pendant quatre ans des faits de harcèlement moral de la part de son employeur, à savoir :

  • une mise à l’écart caractérisée par le fait d’avoir été maintenu pendant les dernières années de sa relation de travail sans se voir confier de réelles tâches correspondant à sa qualification et à ses fonctions contractuelles ;
  • une affectation à des travaux subalternes relevant de fonctions d’homme à tout faire ou de concierge privé, au service des dirigeants de l’entreprise ;
  • une dégradation de ses conditions de travail, de son avenir professionnel et de sa santé du fait de ces agissements.

Il arguait également avoir souffert de « bore-out », faute de tâches à accomplir.

Pour apprécier l’existence d’un harcèlement moral, le juge se fonde sur les éléments de fait présentés par le salarié. Si l’employeur ne rapporte pas la preuve que ces faits sont fondés sur une raison objective, étrangère à tout harcèlement, la réalité de celui-ci est alors établie.

Au cas particulier, la cour d’appel de Paris a retenu :

  • dans un premier temps, que la chronologie des faits et la production des certificats médicaux attestant de sa dépression et de son épilepsie, ainsi que les attestations de proches témoignant de la dégradation progressive de son état de santé en lien avec sa situation au travail, établissaient la matérialité des faits précis et concordants à l’appui d’un harcèlement répété ;
  • dans un deuxième temps, que ces faits, pris dans leur ensemble, permettaient de présumer un harcèlement moral ;
  • enfin, que l’employeur avait peine à démontrer la matérialité des tâches confiées au salarié et n’avait pas contesté « les opérations de maintenance au domicile du PDG de la société » et que le manque d’activité et l’ennui du salarié étaient également confirmés par les attestations.

Elle en déduit que l’employeur échoue à démontrer que les agissements dénoncés sont étrangers à tout harcèlement moral, lequel est par conséquent établi. L’absence prolongée du salarié étant la conséquence d’une altération de son état de santé consécutive au harcèlement moral dont il a été l’objet, l’employeur ne pouvait se prévaloir de la perturbation du fonctionnement de l’entreprise consécutive à cette absence pour procéder au licenciement du salarié. Le licenciement était donc nul.

Cet arrêt s’inscrit dans la mouvance jurisprudentielle qui prend en compte le « bore-out » dans la caractérisation d’une situation de harcèlement moral (CA Versailles, 20 sept. 2018, n° 16/04909 ; CA Aix-en-Provence, 24 janv. 2020, n° 17/01399).

Le bore-out trouve son origine dans trois causes2 :

  • l’organisation du travail : la répartition de la charge de travail entre les collaborateurs ;
  • le savoir-faire : le niveau de formation du salarié n’est pas adapté aux missions confiées ou aux responsabilités confiées ;
  • les motivations : le ressenti de l’individu par rapport à son travail.

Il se distingue ainsi du « burn-out » qui « est un syndrome conceptualisé comme résultant d'un stress chronique au travail qui n'a pas été correctement géré »3. Trois dimensions le caractérisent :

  • un sentiment de manque d'énergie ou d'épuisement ;
  • un retrait vis-à-vis du travail ou des sentiments de négativisme ou de cynisme liés au travail ;
  • une perte d’efficacité professionnelle.

Dans le contexte de la crise sanitaire actuelle, d’autres syndromes d’épuisement professionnel ont pris de l’ampleur :

  • le « brown-out » qui renvoie à un manque de sens dans son travail, notamment dû à la réalisation de tâches répétitives et absurdes en négation de ses compétences4 ou qui se révèlent contraires à ses attentes voire à ses valeurs  ;
  • le « blur-out » qui désigne quant à lui la confusion grandissante entre la vie professionnelle et privée, liée au développement du travail indépendant, à distance, permis par les nouvelles technologies numériques5.

Qu’ils procèdent ou non d’un harcèlement moral, tous ses syndromes peuvent, dès lors qu’ils sont établis engager la responsabilité de l’entreprise pour manquement à son obligation de sécurité à l’égard des salariés. La preuve en sera néanmoins facilitée si le salarié invoque que ces situations sont la conséquence du harcèlement moral qu’il subit dans la mesure où il lui suffira de présenter des faits de nature à laisser supposer l’existence d’un tel harcèlement, à charge pour l’employeur de prouver qu’il n’a pas commis ces faits ou que ceux-ci ne sont pas constitutifs d’un harcèlement. 

Responsabilité de l’employeur face à la souffrance au travail

Prévenir la souffrance au travail est une obligation qui incombe à l’employeur conformément à son obligation d’assurer la sécurité et la santé physique et mentale des salariés (C. trav., art. L.4121-1).

L’employeur doit donc prendre des mesures aux fins de prévenir de telles situations. Pour l’aider à faire face à ses obligations en matière de prévention, il peut s’appuyer sur :

  • les services de santé au travail, pour définir une politique de prévention des risques psychosociaux et diagnostiquer lors des visites périodiques d’information et de prévention les situations à risque et alerter l’employeur ;
  • les services des ressources humaines pour sensibiliser par des actions de formations dirigeants et salariés sur les mécanismes du syndrome d’épuisement professionnel, éviter la survenance de telles situations en réalisant lors de l’entretien annuel un bilan de l’année écoulée et un point sur les attentes en termes de contenu, de charge, de compétences et d’intérêts du salarié sur son poste puis en envisageant les perspectives d’évolution professionnelle du salariés et les formations pouvant y contribuer lors de l’entretien professionnel qui doit se tenir tous les deux ans.

L’employeur, ainsi alerté d’une situation de détresse professionnelle par le médecin du travail, les services de ressources humaines, un représentant du personnel exerçant son droit d’alerte ou le salarié lui-même, doit réagir immédiatement afin d’y mettre un terme.

L’employeur ne peut voir sa responsabilité engagée s’il justifie avoir pris toutes les mesures de prévention nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des salariés (Cass. soc., 25 novembre 2015, n° 14-24.444).   

Tout manquement de l'employeur à ses obligations en matière protection de la santé physique et mentale de ses salariés l’expose à :

  • une condamnation de l’employeur à des dommages et intérêts en réparation du préjudice subi s’il est établi que l’employeur a manqué à son obligation de sécurité (Cass. soc., 17 février 2010, n° 08-44.298) ;
  • une demande de résiliation judiciaire du contrat de travail (Cass. soc., 16 novembre 2016, n° 15-21.226 ; 8 juin 2017, n° 16-10.458) ou la prise d'acte de sa rupture par le salarié (Cass. soc., 3 février 2010, n° 08-44.019),

En outre, depuis la loi n° 2015-994 du 17 août 2015, les pathologies psychiques imputables à l’activité professionnelle (parmi lesquelles figurent les syndromes d'épuisement professionnel) peuvent être reconnues plus facilement comme des maladies d'origine professionnelle.

Prenant en compte la spécificité et la complexité des pathologies psychiques, la loi prévoit, s’agissant de leur reconnaissance comme maladie professionnelle, l’application de la procédure prévue pour les maladies hors tableau, laquelle suppose :

  • que la pathologie soit essentiellement et directement causée par le travail habituel de la victime ;
  • qu'elle ait entraîné le décès de celle-ci ou son incapacité permanente d’au moins 25 % ;
  • la saisine pour avis d'un comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP) qui peut faire appel à l'avis d'un médecin spécialiste ou compétent en psychiatrie, s’il l’estime nécessaire à l'instruction du dossier.

La reconnaissance d’un syndrome d’épuisement professionnel peut avoir des conséquences pécuniaires importantes (majoration de cotisations, faute inexcusable, etc.).

Au surplus, lorsque le syndrome d’épuisement professionnel du salarié procède des agissements de harcèlement moral de l’employeur, celui-ci s’expose à d’autres sanctions civiles (nullité de la rupture du contrat du travail y compris lorsqu’elle intervient à l'initiative du salarié - prise d'acte, résiliation judiciaire ou démission - ou à l’initiative de l’employeur - licenciement pour inaptitude physique, licenciement pour insuffisance professionnelle, etc.) et pénales6.

Face à la multiplication des contentieux s’appuyant sur le manquement de l’employeur à son obligation de sécurité, les entreprises doivent nécessairement faire preuve d’une vigilance accrue dans l’organisation du travail, notamment à l’occasion des réorganisations qui participent à l’émergence de syndromes d’épuisement professionnel, y compris par l’ennui7.

Article paru dans Les Echos Executives le 21/10/2020


[1] S. Bataille, « Le bore-out, nouveau risque psychosocial ? Quand s’ennuyer au travail devient douloureux », INRS, mars 2016.

[2] S. Bataille, « Le bore-out, nouveau risque psychosocial ? Quand s’ennuyer au travail devient douloureux », INRS, mars 2016.

[3] OMS, Onzième Révision de la Classification internationale des maladies (CIM-11).

[4] S. Zorgno, « Burn-out, Bore-out, Brown-out, Blur-out : un cauchemar bien réel », Les petites affiches, 7 nov. 2019

[5] J. Jardonnet, « L’ennui au travail est constitutif d’un harcèlement moral », Les Cahiers Lamy du CSE, juillet 2020

[6] V. en ce sens : TGI de Paris, 20 déc. 2019, n° 09357090257, affaire FRANCE TELECOM.

[7] S. Bataille, « Le bore-out, nouveau risque psychosocial ? Quand s’ennuyer au travail devient douloureux », INRS, mars 2016.


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