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L’impact du nouveau régime français de protection du secret des affaires

Lettre Propriétés Intellectuelles | Mai 2019

09/05/2019

Le 30 juillet 2018, la loi n° 2018-670 relative à la protection du secret des affaires a été promulguée, après sa validation par le Conseil constitutionnel (décision n° 2018-768 DC du 26 juillet 2018). Le dispositif a été complété par le décret n° 2018-1126 du 11 décembre 2018 relatif à la protection du secret des affaires.

Quelques mois après l’adoption de ce nouveau régime, il est encore temps de s’interroger sur ses retombées dans le paysage juridique français. La nouvelle protection instaurée consacre un droit "voisin" des droits de propriété industrielle qui vient se juxtaposer aux brevets et aux marques. C’est un premier aspect – relativement évident - de la réforme ; les entreprises vont devoir adapter leurs pratiques pour en tirer profit.

Mais l’impact de la réforme va probablement dépasser le cadre du contentieux spécial de la propriété industrielle : en effet, le nouveau régime institue des règles générales applicables à tous les types de litiges à partir du moment où la communication d’une pièce utile à la solution du litige entraînerait la divulgation d’un secret des affaires.

La création d’un droit "voisin" des droits de la propriété industrielle et ses conséquences

Même si la protection du secret des affaires a été intégrée au Code de commerce et non au Code de la propriété intellectuelle, ce nouveau régime donne au détenteur d’un secret des droits d’une nature "voisine"1 de celle des droits de propriété industrielle.

Les conditions de la protection

L’article L.151-1 du Code de commerce introduit en droit français une définition du secret des affaires protégé : "Est protégée au titre du secret des affaires toute information répondant aux critères suivants : 1° Elle n'est pas, en elle-même ou dans la configuration et l'assemblage exacts de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible pour les personnes familières de ce type d'informations en raison de leur secteur d'activité ; 2° Elle revêt une valeur commerciale, effective ou potentielle, du fait de son caractère secret ; 3° Elle fait l'objet de la part de son détenteur légitime de mesures de protection raisonnables, compte tenu des circonstances, pour en conserver le caractère secret".

Cette définition, conforme à celle de l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce dit "ADPIC" et de la directive 2016/943 du 8 juin 2016, couvre des informations de natures très différentes allant des informations techniques (know-how, algorithmes) aux informations stratégiques (business plan) ou commerciales (base de données clients, CRM). La quasi-totalité des entreprises peut donc être concernée par la réforme.

Même si elle est classique, cette définition va vraisemblablement contraindre certaines entreprises à adapter leurs pratiques. En effet, pour revendiquer une protection de leurs informations, ces dernières devront notamment justifier de la mise en place de "mesures de protection raisonnables, compte tenu des circonstances, pour en conserver le caractère secret". Il n’est donc pas suffisant que les informations soient secrètes et aient une valeur commerciale.

Ce critère de protection implique pour les entreprises d’identifier les informations à protéger, ce qui n’est pas toujours chose aisée, puis de les hiérarchiser et, enfin, d’instaurer des mesures de protection appropriées et raisonnables.

Les entreprises sont libres de mettre en place les mesures de protection qu’elles estimeront le plus adaptées à leur situation.

L’organisation interne de l’entreprise permet de protéger des informations confidentielles. En particulier, la restriction de l’accès aux locaux de l’entreprise par l’utilisation de badges, l’interdiction de l’accès à certaines salles (ou certains serveurs) hébergeant des données sensibles, la destruction des documents papiers avant de les jeter, la protection des fichiers informatiques contenant des données sensibles à l’aide de mot(s) de passe, etc.

La protection passe aussi par l’insertion d’une obligation de confidentialité dans les différents contrats des collaborateurs de l’entreprise : contrats de travail mais aussi contrats conclus avec ses différents partenaires commerciaux ou sous-traitants, sans oublier les conventions de stage.

Enfin, en dehors des mesures de protection à proprement parler, il semble prudent que les entreprises gardent une "photographie" de leurs informations protégées : en cas de litige, il leur faudra démontrer ce qu’elles détenaient le jour où lesdites informations ont été détournées. Il est donc essentiel que les entreprises prennent le soin de garder des traces des différentes versions de leurs développements selon un processus de "versionnage" rigoureux et d’en conserver une copie avec date certaine.

Si les entreprises font le nécessaire pour mettre en place de telles mesures, elles pourront alors prétendre à la protection et notamment aux mesures conservatoires et indemnitaires énergiques offertes par le nouveau régime.

Une protection solide

Selon l’article L.151-4 du Code de commerce, est illicite toute obtention caractérisée par un accès non autorisé à un support contenant le secret ou considérée comme déloyale conformément aux usages du commerce en vigueur. En dehors de l’acte d’obtention illicite, l’article L.151-5 du Code de commerce condamne les actes d’utilisation ou de divulgation du secret par une personne l’ayant obtenu de manière illicite ou qui "agit en violation d’une obligation de ne pas divulguer le secret ou de limiter son utilisation".

L’alinéa 2 de ce texte précise que "la production, l'offre ou la mise sur le marché, de même que l'importation, l'exportation ou le stockage à ces fins de tout produit résultant de manière significative d'une atteinte au secret des affaires sont également considérés comme une utilisation illicite lorsque la personne qui exerce ces activités savait, ou aurait dû savoir au regard des circonstances, que ce secret était utilisé de façon illicite au sens du premier alinéa du présent article". Cette disposition devrait permettre de poursuivre le tiers qui met sur le marché des produits reproduisant un savoir-faire secret sans avoir participé d’une quelconque manière au détournement dudit savoir-faire. Plus précisément, il devrait ainsi être possible d’agir contre l’importateur de produits incorporant le secret détourné.

Dans l’hypothèse d’une atteinte à un secret des affaires, l’article L.152-3 du Code de commerce prévoit dorénavant la possibilité de solliciter "toute mesure proportionnée de nature à empêcher ou à faire cesser une telle atteinte". Des mesures d’interdiction d’utiliser les informations détournées pourront donc être ordonnées, en référé ou dans le cadre d’une action au fond.

L’article L.152-3 alinéa 2 du Code de commerce précise aussi que "la juridiction peut également ordonner que les produits résultant de manière significative de l'atteinte au secret des affaires soient rappelés des circuits commerciaux, écartés définitivement de ces circuits, modifiés afin de supprimer l'atteinte au secret des affaires, détruits ou, selon le cas, confisqués au profit de la partie lésée".

Pour ce qui est de l’indemnisation de l’atteinte au secret, la loi retient des règles de détermination des dommages et intérêts identiques à celles applicables en cas de contrefaçon de droits de la propriété industrielle. L’article L 151-6 du Code de commerce prévoit ainsi : 

  • soit la possibilité d’obtenir la "réparation du préjudice effectivement subi" calculé au regard des "conséquences économiques négatives de l'atteinte au secret des affaires, dont le manque à gagner et la perte subie par la partie lésée", du "préjudice moral" et des "bénéfices réalisés par l'auteur de l'atteinte au secret des affaires" ;
  • soit la possibilité d’"allouer […] une somme forfaitaire qui tient notamment compte des droits qui auraient été dus si l'auteur de l'atteinte avait demandé l'autorisation d'utiliser le secret des affaires en question".

Au regard de l’ensemble de ces éléments, les entreprises bénéficient désormais d’un régime de protection énergique dans l’hypothèse d’un détournement de leurs secrets. Cette protection pourra être invoquée de façon autonome ou de façon complémentaire à la protection offerte par les droits de propriété industrielle. Il ne faut toutefois pas limiter l’impact de la réforme à cet aspect.

L’impact de la consécration de la protection des secrets d’affaires au-delà de la sphère de la propriété industrielle

Au regard des nombreuses similarités avec le droit de la propriété industrielle, il peut être tentant de cantonner la protection du secret des affaires aux litiges "voisins" des questions de contrefaçon. Une telle vision serait réductrice : comme cela a été détaillé plus haut, la définition du secret des affaires est large et couvre notamment les informations techniques, commerciales ou financières. Dès lors, les nouvelles règles ont vocation à s’appliquer à tous les litiges dans lesquelles des informations confidentielles doivent être échangées.

Cela dépasse largement les procédures où la protection du secret des affaires est traitée de manière habituelle par les juges, à savoir les contentieux de propriété industrielle et de concurrence. La liste est difficile établir tant il est fréquent que des informations sensibles soient au cœur d’un litige. Sans viser à l’exhaustivité, on peut notamment penser : 

  • aux contentieux avec d’anciens salariés qui ont rejoint une entreprise concurrente ou qui ont créé une entreprise concurrente ;
  • aux litiges apparaissant à la suite d’une acquisition d’entreprise : par exemple, les contestations relatives à l’application d’une clause de non-concurrence qui impliquent d’obtenir des informations sur l’activité du concurrent ;
  • aux litiges entre d’anciens partenaires commerciaux, agents, franchisés, distributeurs, etc. ;
  • aux litiges fiscaux bancaires et financiers, notamment ceux qui impliquent des perquisitions.

Dans tous ces types de dossiers, les entreprises devraient maintenant s’interroger sur la façon dont elles pourraient tirer profit du nouveau régime, que ce soit pour renforcer leur position en demande ou pour se défendre. En particulier, le nouveau régime prévoit des règles de procédure dont il convient de tenir compte pour définir sa stratégie.

En premier lieu, la réforme va vraisemblablement avoir un impact significatif dans la pratique des mesures d’instruction dites "avant dire droit", c’est-à-dire les mesures ordonnées sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile. En effet, le nouvel article R.153-1 du Code de commerce prévoit que le juge saisi sur requête peut ordonner d’office le placement sous séquestre provisoire de pièces dont la communication est ordonnée, afin de permettre à la partie concernée de contester les saisies effectuées devant le juge des référés. En vertu de ce dispositif, et lorsque les mesures ont été ordonnées ex parte, il appartient désormais au saisi de contester l'ordonnance dans un délai d'un mois ; à défaut, les pièces seront transmises au requérant.

Cette règle évite les divulgations désordonnées et préjudiciables d’informations sensibles dans le cadre de mesures avant dire droit, à condition que les défendeurs réagissent rapidement. A cet égard, il sera probablement plus aisé de contester les mesures de communication sollicitées si les informations en question ont été préalablement identifiées comme confidentielles et protégées au sein de l’entreprise. A contrario, il sera plus difficile d’en contester la communication si ces informations étaient détenues sans mesures de protection et sans indication de leur caractère confidentiel, ce qui peut laisser planer le doute quant à leur possibilité d’être qualifiées de secret des affaires au sens de la loi.

En second lieu, au cours de la procédure, le nouveau régime innove en instituant : 

  • un principe de confidentialité des pièces échangées (L.153-2) ;
  • la possibilité de limiter la communication d’une pièce au sein d’un cercle limité (aussi appelé "club de confidentialité") (L.153-1, 2) ;
  • la possibilité de solliciter une audience à huis clos (L.153-1, 3) ;
  • la possibilité de solliciter du juge deux versions de sa décision : une version "confidentielle" qui comprendra les informations sensibles et une version "expurgée" qui sera publique (art. R. 153-10).

L’ensemble de ces règles est maintenant à la disposition des justiciables. Il leur appartient de se les approprier pour en tirer profit dans tous les litiges où des informations confidentielles risquent d’être révélées.

1C’est l’expression utilisée notamment par le Professeur Bertrand Warusfel dans son article "Brevet et secret des affaires", Propriété Industrielle n°3, mars 2019


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Cet article a été publié dans notre Lettre Propriétés Intellectuelles de mai 2019. Découvrez les autres articles de cette lettre.


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Jean-Baptiste Thiénot
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Paris