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Censure partielle de la proposition de loi sur les contenus haineux sur Internet

Mesures censurées et dispositions restantes

07/10/2020

La loi n° 2020-766 du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet (dite "loi Avia") a finalement été publiée, le 25 juin 2020, à l’issue d’un processus législatif long de plus d’un an, mais dans une version substantiellement allégée par le Conseil constitutionnel.

La proposition de loi Avia s’inscrivait dans la continuité de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique (dite "LCEN"), transposant la directive 2000/31 du 8 juin 2000 sur le commerce électronique qui aménageait un régime allégé de responsabilité des hébergeurs de contenus. Pour rappel, la responsabilité de l’hébergeur ne peut en principe être engagée à raison des contenus qu’il stocke s’il n’a pas effectivement connaissance de leur caractère manifestement illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, après avoir été dûment informé de leur caractère illicite, il a agi promptement pour les retirer ou en interdire l’accès (LCEN, art. 6).

Ce régime avait été doublé en 2014 (loi n° 2014-1353 du 13 novembre 2014) d’une obligation spécifique de retrait à la charge des éditeurs et hébergeurs, sur notification de l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC), dans une perspective de lutte contre le terrorisme et la pédopornographie. Les intéressés sont tenus, sous peine d’une sanction pénale, de retirer, sous 24 heures, les contenus provoquant directement au terrorisme ou en faisant l’apologie et ceux à caractère pédopornographique qui leur sont notifiés par l’OCLCTIC.

La proposition de loi Avia entendait aller plus loin sur chacun de ces deux aspects. D’abord, elle visait à créer un nouveau régime destiné à remédier aux insuffisances du statut des hébergeurs en imposant aux opérateurs de plateformes en ligne de retirer sous 24 heures certains contenus dits haineux. Ensuite, elle entendait réduire de 24 heures à 1 heure le délai pour retirer les contenus terroristes ou pédopornographiques notifiés par l’OCLCTIC.

Notons que cette démarche n’était pas isolée au sein de l’Union européenne. Dès octobre 2017, l’Allemagne a renforcé la responsabilité des plateformes par une loi "NetzDG" en exigeant la mise en place de procédures de traitement des signalements efficaces et transparentes ainsi que le retrait des contenus illicites sous 24 heures sous peine de sanctions financières. De même, le code de bonne conduite de la Commission européenne encourage les acteurs du numérique à lutter contre les propos haineux sur Internet.

La proposition de loi Avia a cependant suscité nombre de discussions. Au cœur du débat : la préservation des libertés d’expression et de communication, ses détracteurs craignant qu’elle ne conduise finalement les plateformes à retirer systématiquement les contenus sans réel examen préalable.

Saisi au titre d’un contrôle a priori, le Conseil constitutionnel s’est rangé à cette opinion, et a largement censuré le texte (décision n° 2020-801 DC du 18 juin 2020).

Il l’a amputé de ses deux dispositions phares relatives à l’obligation nouvelle de retrait de contenus haineux sous 24 heures (1) et à celle de retrait sous 1 heure de contenus terroristes ou pédopornographiques notifiés par l’autorité administrative (2).

Ont cependant été maintenues certaines dispositions d’application immédiate dont l’importance ne doit pas être négligée (3).

1. Censure de l’obligation de retrait de contenus haineux sous 24 heures

L’article 1er, paragraphe II, de la proposition de loi imposait aux opérateurs de plateforme en ligne dont l’activité en France dépasse certains seuils, de retirer ou de rendre inaccessibles, dans un délai de 24 heures, les contenus dits haineux.

Le champ de ces contenus avait été assez largement défini : notamment ensemble des contenus contestant ou minorant l’existence de certains crimes (tels que crimes contre l’humanité, génocides, réduction en esclavage) ou faisant l’apologie de tels crimes, ceux provoquant directement à ou faisant publiquement l’apologie du terrorisme, ou encore ceux faisant l’apologie de certaines atteintes à l’intégrité physique ou morale des personnes (entre autres, atteintes volontaires à la vie, agressions sexuelles, harcèlement sexuel) et à la sécurité de leurs biens (vols, extorsions, destructions, dégradations, etc.). Etaient également concernés les contenus provoquant à la discrimination, à la haine, à la violence ou à l’injure en raison notamment de l’origine, de la religion, du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap. Etaient enfin visés les contenus à caractère pédopornographique ainsi que certains contenus à caractère pornographique.

La sanction prévue était lourde : à défaut de retirer ou de rendre inaccessible le contenu litigieux, l’opérateur encourait pour chaque manquement une amende de 250 000 euros (portée à 1 250 000 euros pour les personnes morales).

Le Conseil constitutionnel a estimé que cette disposition imposait à l’opérateur d’examiner lui-même l’ensemble des contenus signalés dans un délai de 24 heures, trop bref eu égard à la complexité de qualification et au risque de signalements nombreux, parfois infondés, et qu’elle ne pouvait finalement qu’inciter les opérateurs de plateforme en ligne à retirer systématiquement les contenus signalés au regard du risque pénal. Il considère dès lors l’atteinte à la liberté d’expression et de communication en résultant non adaptée, nécessaire et proportionnée au but poursuivi. .

Ce risque de censure a priori par les hébergeurs avait déjà été identifié lors de l’examen de la LCEN. Le Conseil constitutionnel avait alors émis une réserve d’interprétation, exigeant que l’information dénoncée comme illicite présente "manifestement" un tel caractère afin d’être retirée.

En censurant la disposition de la loi Avia, le Conseil constitutionnel va beaucoup plus loin. Cette différence d’appréciation s’explique peut-être par les conséquences juridiques attachées au défaut de retrait du contenu litigieux. La LCEN instituait des causes exonératoires de responsabilité au bénéfice des hébergeurs alors que le nouveau dispositif créait au contraire de nouveaux cas de responsabilité pénale à l’encontre des opérateurs de plateforme en ligne.

Quoi qu’il en soit, la non-conformité à la Constitution de l’article 1er, paragraphe II a entrainé la censure d’un certain nombre d’obligations liées à la mise en œuvre de l’obligation de retrait par les opérateurs de plateforme en ligne.

Ainsi en va-t-il des articles 4 et 5 qui imposaient notamment aux opérateurs de mettre en place un dispositif de signalement uniforme directement accessible et facile d’utilisation, d’informer l’auteur d’un signalement des suites données à celui-ci, de créer un dispositif de recours interne contre la décision de l’opérateur de retirer ou non le contenu litigieux et d’informer les autorités publiques compétentes des contenus illicites qui leur sont signalés.

Ainsi également de l’article 7.I qui déterminait les compétences du CSA pour veiller ou encourager au respect de ces obligations.

Remarquons que ces obligations n’ont pas été en tant que telles jugées inconstitutionnelles et pourraient ressurgir à l’occasion de la présentation d’un nouveau texte de loi.

2. Censure de l’obligation de retrait de contenus terroristes ou pédopornographiques sous 1 heure

L’article 1er, paragraphe I, de la proposition de loi portait modification de l’article 6-1 de la LCEN qui, pour mémoire, impose aux éditeurs et hébergeurs de retirer dans un délai de 24 heures après leur notification par l’OCLCTIC les contenus à caractère pédopornographique ou incitant à des actes terroristes ou à l’apologie de tels actes.

La proposition de loi entendait, d’une part, réduire le délai de retrait de 24 heures à une heure, et d’autre part, élever le quantum de l’amende pénale de 75 000 euros d’amende (375 000 euros pour les personnes morales) à 250 000 euros (1 250 000 euros pour les personnes morales).

S’il a maintenu le renforcement de la sanction pénale, le Conseil constitutionnel a censuré l’obligation de retrait dans un délai d’une heure, estimant l’atteinte à la liberté d’expression et de communication impliquée non adaptée, nécessaire et proportionnée au but poursuivi.

Il a notamment relevé que l’engagement d’un recours contre la demande de retrait n’aurait pas été suspensif, que le délai d’une heure laissé à l’éditeur ou l’hébergeur pour retirer le contenu ne lui aurait pas permis d’obtenir une décision du juge et que la détermination en amont du caractère illicite des contenus en cause n’aurait pas reposé sur leur caractère manifeste.

3. Maintien de dispositions importantes

Si elle conduit à réduire très largement la portée du texte adopté en lecture définitive par l’Assemblée nationale, la censure du Conseil constitutionnel ne porte cependant pas sur l’intégralité de la proposition de loi.

Parmi les dispositions maintenues, certaines doivent être signalées.

3.1. Consécration de la condition d’illicéité manifeste

Conformément à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, l’article 6 de la LCEN ne saurait "avoir pour effet d’engager la responsabilité d’un hébergeur qui n’a pas retiré une information dénoncée comme illicite par un tiers si celle-ci ne présente pas manifestement un tel caractère ou si son retrait n’a pas été ordonné par un juge". La solution est au demeurant conforme à la jurisprudence de la CEDH qui exige que les propos litigieux soient clairement illicites (CEDH, 16 juin 2015, Delfi AS c/ Estonie, n° 64569/09 et 2 février 2016, Index.hu c/ Hongrie, n° 22947/13).

L’article 17 de la loi Avia consacre cette jurisprudence en précisant dans la LCEN que la responsabilité civile et pénale des hébergeurs ne peut être mise en cause à raison des contenus illicites qu’ils stockent que pour autant que ces contenus aient un caractère "manifestement" illicite.

3.2. Allègement des conditions de forme des demandes de retrait de contenus

La description des contenus litigieux dont le retrait est demandé est assez largement simplifiée en cas de connexion de l’utilisateur sur la plateforme concernée.

Pour mémoire, la LCEN exigeait notamment que soient notifiés à l’hébergeur les éléments suivants : la date de notification, les éléments d’identification du notifiant, la description des faits litigieux et leur localisation précise, les motifs de retrait en ce compris la mention des dispositions légales et des justifications de fait, ainsi que la copie de la correspondance adressée à l’auteur ou à l’éditeur des informations ou activités litigieuses demandant leur interruption, retrait ou modification.

La loi du 24 juin 2020 allège substantiellement ces conditions. Ainsi, l’identification précise du notifiant est réputée satisfaite dès lors que celui-ci est un utilisateur inscrit du service de communication au public en ligne, qu’il est connecté au moment de procéder à la notification et que l’opérateur a recueilli les éléments nécessaires à son identification.

De même, la description du contenu litigieux, sa localisation et la description des adresses auxquelles il est rendu accessible sont réputées satisfaites dès lors que le service permet de procéder précisément à cette notification par un dispositif technique directement accessible depuis ledit contenu litigieux.

La description des motifs légaux pour lesquels le contenu litigieux devrait être retiré ou rendu inaccessible est quant à elle réputée satisfaite dès lors que le service de communication au public en ligne permet de procéder à la notification par un dispositif technique proposant d’intégrer la catégorie d’infraction à laquelle peut être rattaché ce contenu litigieux.

Enfin, la notification de certaines infractions ne requiert plus la fourniture de la copie de la correspondance adressée à l’auteur ou à l’éditeur des informations ou activités litigieuses (notamment en cas d’apologie des crimes contre l’Humanité, de provocation à la commission d’actes de terrorisme et de leur apologie, de contestation de l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’Humanité ou de génocides, d’injure à raison de l’origine ou de l’appartenance ou de la non-appartenance à une ethnie, nation, race, religion, sexe, orientation sexuelle, identité de genre, handicap).

3.3. Renforcement de la réponse pénale

L’article 6 de la loi Avia renforce l’amende encourue en cas de non-respect des obligations prévues aux articles 6 et 6-1 de la LCEN, qui passe de 75 000 euros à 250 000 euros (1 250 000 euros pour les personnes morales). Par ailleurs, l’article 10 confère une compétence spéciale pour certaines infractions à un tribunal judiciaire désigné par décret spécialisé en matière de lutte contre la haine en ligne. Ce tribunal devrait exercer une compétence concurrente à celle des autorités de droit commun pour l’enquête, la poursuite, l’instruction et le jugement des délits de harcèlement sexuel en ligne, de raids numériques, ou de cyber harcèlement discriminatoire dans les cas où une plainte en ligne aura été déposée.

Malgré ces quelques dispositions éparses mais néanmoins importantes, la réforme reste très parcellaire, et échoue à instituer le régime de responsabilité renforcée tel qu’initialement envisagé. Reste à voir si ce dispositif sera reproposé à l’occasion d’un prochain projet/proposition, dans une version refondue intégrant les observations du Conseil constitutionnel, et sous quels délais. Laetitia Avia a déjà fait savoir que la décision du Conseil constitutionnel "doit être une feuille de route pour améliorer un dispositif […] inédit et donc perfectible". Autre piste de réforme aujourd’hui évoquée par le Gouvernement : la levée de l’anonymat sur les réseaux sociaux, visant à dissuader les propos haineux. Les calendriers législatif et gouvernemental sont cependant encore silencieux à cet égard.

A défaut, la refonte du régime de responsabilité pourrait intervenir sous l’impulsion européenne, via une réforme de la directive Commerce électronique 2000/31 du 8 juin 2000. Un projet est à l’étude, visant notamment à proposer des règles pour faire face aux risques auxquels sont confrontés les utilisateurs et protéger efficacement leurs droits (Digital Services Act). Il est cependant encore tôt pour savoir s’il portera effectivement redéfinition du régime de responsabilité des intermédiaires en ligne. A suivre, donc.


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Florentin Sanson
Associé
Paris
Alexandre Ghanty