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Compétence juridictionnelle et rupture brutale des relations commerciales établies

Une action de nature contractuelle en présence d’une relation internationale tacite !

07/01/2021

La cour d’appel de Paris réaffirme la nature contractuelle de l’action en responsabilité pour rupture brutale des relations commerciales établies dès lors qu’une relation tacite peut être caractérisée (CA Paris, 9 septembre 2020, n° 19/19392).

Les faits

Une société française, importateur grossiste, distribue en France les bières d’une brasserie allemande depuis 2003, notamment auprès de la grande distribution alimentaire, des cafés, hôtels et restaurants (circuits CHR) et des cavistes. En juillet 2017, la société allemande l’informe de son intention de mettre un terme à leurs relations commerciales à compter du 31 juillet 2018.

Contestant le préavis qui lui était laissé au motif qu’il était impossible de négocier avec la grande distribution pour une partie de l’année seulement, la société française assigne son cocontractant devant les juridictions françaises. La société allemande soulève, in limine litis, une exception d’incompétence au profit des juridictions allemandes.

A défaut de contrat signé entre les parties et donc, a fortiori, de clause attributive de juridiction, les juges français doivent déterminer qui, des tribunaux français ou allemands, est compétent pour connaître du litige.

Rappel : les règles de compétences juridictionnelles et le règlement Bruxelles I bis

Les règles en matière de compétences diffèrent selon que le litige est soumis ou non au règlement européen sur la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (règlement (UE) n°1215/2012 du 12 décembre 2012 dit règlement Bruxelles I bis). Ce règlement est applicable dès lors que le défendeur, quelle que soit sa nationalité, est domicilié dans un Etat membre de l’Union européenne et que le litige comporte un élément d’extranéité.

En l’espèce, le défendeur est une société allemande, domiciliée à Bitburg, en Allemagne. Le règlement Bruxelles I bis est donc applicable.  

En présence d’une clause attributive de juridiction, la solution aurait été simple puisque la juridiction choisie par les parties se serait imposée aux juges. A tout le moins, les juges auraient pu vérifier que la clause couvrait effectivement le cas de la rupture brutale de la relation commerciale, étant précisé que la Cour de cassation a eu l’occasion d’affirmer qu’une clause attributive de juridiction qui vise "tous les litiges découlant des relations contractuelles" ou qui prévoit que "les parties se soumettent de façon irrévocable à la compétence exclusive des juridictions anglaises" est applicable à une action en rupture brutale de relations commerciales établies (Cass. com., 20 mars 2012, n° 11-11.570 ; Cass.1re civ., 18 janvier 2017, n° 15-26.105).

En l’absence de clause attributive de juridiction, l’article 7 du règlement Bruxelles I bis commande de distinguer selon la nature contractuelle ou délictuelle du litige :

  • En matière contractuelle, la juridiction compétente est celle du lieu d’exécution de l’obligation qui fonde la demande. Le règlement précise que ce lieu correspond :
  • au lieu où, en vertu du contrat, les marchandises ont été ou auraient dû être livrées en présence d’un contrat de vente ;
  • au lieu où, en vertu du contrat, les services ont été ou auraient dû être fournis dans le cas d’un contrat de prestation de services.
  • En matière délictuelle ou quasi-délictuelle, la juridiction compétente est celle du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire.

La qualification de la nature de l’action revêt donc une importance capitale car c’est elle qui va déterminer la compétence juridictionnelle.

La détermination de la juridiction compétente

Selon la société française, l’action en rupture brutale des relations commerciales établies est de nature délictuelle. Dès lors, le dommage s’étant produit en France, les juridictions françaises sont compétentes.

Par ailleurs, le grossiste français soutient que, quand bien même l’action serait de nature contractuelle, les juridictions françaises seraient également compétentes en vertu du règlement Bruxelles I bis, et ce, pour deux raisons :

  • la relation tacite entre les parties relève d’un contrat de prestation de services de distribution et de développement de la marque du brasseur allemand en France. Par conséquent, les tribunaux français sont compétents puisque les services ont été exécutés en France ;
  • si la relation entre les parties doit s’analyser comme une vente de marchandises, la compétence des tribunaux français est également acquise puisque le lieu de livraison de la bière était situé en France.

Pourtant, et selon un raisonnement en trois temps, le tribunal de commerce de Lille et la cour d’appel de Paris se déclarent tout deux incompétents au profit des juridictions allemandes.

Tout d’abord, les juges rejettent la qualification de contrat de prestation de services considérant qu’aucun élément n’est rapporté par le requérant en termes de rémunération ou d’exclusivité permettant d’attester l’existence d’un tel contrat.

Puis, les juges qualifient de contrat de vente de marchandises la relation tacite des parties. L’existence de cette relation tacite est attestée par un faisceau d’indices "tels que l’ancienneté de la relation commerciale établie depuis 2003 ou la régularité de celle-ci, en termes d’objectifs, de quantité et de remises accordées, [la société française] agissant en qualité d’importateur grossiste et [la société allemande] en qualité de brasseur". Ce raisonnement s’inscrit dans la droite ligne de l’arrêt Granarolo rendu par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) le 14 juillet 2016 et de la jurisprudence de la Cour de cassation qui s’en est suivie (Cass. com., 20 septembre 2017, n° 16-14.812 ; CJUE, 14 juillet 2016, C-196/15)

Enfin, et parce qu‘ils considèrent que l’action en cause est contractuelle, les juges appliquent les dispositions du règlement Bruxelles I bis pour retenir la compétence de la juridiction du lieu où les marchandises ont été ou auraient dû être livrées (article 7-1 b) 1er tiret). A défaut de contrat entre les parties, les juges se réfèrent à l’incoterm choisi par les parties (FCA ou Free carrier) mentionné dans divers documents produits par la société allemande pour déterminer que le lieu de livraison des bières brassées se situait en Allemagne (lieu de l’usine du brasseur allemand et lieu de son siège social), contrairement à ce qu’affirmait le grossiste français. Les tribunaux compétents sont donc les tribunaux allemands.

La nature de la responsabilité encourue pour rupture brutale des relations commerciales établies

La référence faite par la cour d’appel de Paris aux arrêts Granarolo et à la jurisprudence subséquente de la Cour de cassation est intéressante en ce qu’elle permet d’asseoir l’importance de ces deux arrêts s’agissant de compétence internationale en matière de rupture brutale de relation commerciale établie.

En effet, jusqu’à ces arrêts, la difficulté en la matière résidait dans l’absence de consensus des juridictions nationales et européennes quant à la nature de la responsabilité encourue pour rupture brutale des relations commerciales établies.

Dans son arrêt Granarolo, la CJUE a jugé que l’action indemnitaire fondée sur une rupture brutale de relations commerciales établies ne relève pas de la matière délictuelle ou quasi-délictuelle mais contractuelle au sens du règlement Bruxelles I bis s’il existe, entre les parties, une relation contractuelle tacite. La démonstration visant à établir l’existence d’une telle relation contractuelle tacite doit, selon la CJUE, reposer sur un "faisceau d’indices concordants parmi lesquels sont susceptibles de figurer notamment, l’existence de relations commerciales établies de longue date, la bonne foi entre les parties, la régularité des transactions et leur évolution dans le temps exprimée en quantité et en valeur, les éventuels accords sur les prix facturés et/ou sur les rabais accordés, ainsi que la correspondance échangée".

En droit interne, la nature délictuelle d’une telle action a longtemps été celle retenue par les juges ( Cass. com., 25 mars 2014, n° 12-29.534; Cass. com., 20 mai 2014, n° 12-26.705). Toutefois, à la suite de l’arrêt Granarolo, la Cour de cassation a opéré un revirement de sa jurisprudence dès lors qu’une relation tacite peut être caractérisée dans un contexte international. Saisie d’un litige transfrontalier, la Haute juridiction a explicitement motivé sa solution en reprenant à son compte les indices dégagés par l’arrêt Granarolo et a qualifié l’action de contractuelle (Cass. com., 20 septembre 2017, n° 16-14.812).

Depuis cet arrêt de 2017, la cour d’appel de Paris a déjà eu l’occasion de qualifier de contractuelle une action en rupture brutale en présence d’une succession de contrats de vente, sans pour autant caractériser formellement une "relation contractuelle tacite" (CA Paris, 8 février 2018, n° 17/17947). Avec ce nouvel arrêt, la cour d’appel de Paris réitère sa position mais en caractérisant, cette fois-ci, l’existence d’une relation tacite entre les parties.


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