Précisions du Conseil d’Etat sur la caractérisation d’un établissement stable pour les agents dépendants, et plus particulièrement sur leur « pouvoir d’engager ».
En présence d’un agent dépendant, œuvrant en France pour une société étrangère, la question se pose de savoir à partir de quand cet agent est considéré comme engageant cette société étrangère, caractérisant alors un établissement stable. Retenant le caractère automatique et purement formel de la signature par la société étrangère, le Conseil d’Etat, dans une décision Conversant[1], caractérise ainsi l’existence, en France, d’un agent dépendant ayant le pouvoir d’engager la société étrangère.
Les circonstances de fait de cette décision sont assez classiques et rappellent celles de la décision Google[2]. Le groupe Valueclick (renommé Conversant au cours de la procédure) exerce une activité de marketing digital en Europe par l’intermédiaire d’une société irlandaise, Valueclik International Ltd. Cette dernière exploite les droits de propriété intellectuelle concédés par sa société mère américaine et, à cette fin, utilise les services d’une société sœur établie en France (Valueclik France SARL). Un contrat de prestation de services est conclu entre ces deux dernières sociétés (assistance marketing, management, back-office…).
L’administration fiscale française a considéré que la société irlandaise exerçait son activité en France par l’intermédiaire d’un établissement stable constitué par la société française. La Cour administrative d’appel[3] a rejeté la position de l’administration française et annulé le jugement du tribunal administratif qui avait donné raison à l’administration.
1 / Une décision rendue sur la qualification d’agent dépendant
Rappelons qu’un établissement stable peut être caractérisé, soit par une installation fixe d'affaires où une entreprise exerce tout ou partie de son activité, soit par un agent dépendant qui dispose en France de pouvoirs qu'il y exerce habituellement lui permettant de conclure des contrats au nom de l'entreprise étrangère.
Même si le Conseil d’Etat rappelle que la convention franco-irlandaise du 21 mars 1968 (article 2.9) permet effectivement de caractériser un établissement stable sur la base de ces deux critères alternatifs, c’est sur le second critère, celui de l’agent dépendant, que le Conseil d’Etat fonde sa décision[4].
Il apparait très nettement que le principal critère qui a emporté sa décision est le caractère automatique de la signature apposée par la société irlandaise sur les contrats négociés par la filiale française. Ce critère permet de caractériser le pouvoir d’engager de cette dernière, en sa qualité d’agent dépendant.
S’appuyant sur les paragraphes 32.1 et 33 des commentaires OCDE (commentaires publiés en 2003 et 2005, donc postérieurs à la conclusion de la convention mais ayant ici une valeur persuasive pour le juge), le Conseil d’Etat considère que, doit être regardée comme un agent dépendant disposant d’un pouvoir d’engager, la société française « qui, de manière habituelle, même si elle ne conclut pas formellement de contrats au nom de la société irlandaise, décide de transactions que la société irlandaise se borne à entériner et qui, ainsi entérinées, l'engagent ».
2 / L’appréciation du pouvoir d’engager par le Conseil d’Etat
Le Conseil d’Etat a été amené, à plusieurs reprises, à se prononcer sur la caractérisation de l’exercice de ce « pouvoir d’engager » :
- dans une décision Interhome[5], le Conseil d’Etat a précisé qu’un agent dépendant peut caractériser un établissement stable, s’il exerce en France, « en droit ou en fait », des pouvoirs lui permettant d’engager la société étrangère ;
- dans une décision Zimmer[6], rendue ultérieurement dans le cadre d’un contrat de commissionnaire, le Conseil d’Etat est revenu sur cette approche en ne faisant plus référence aux termes « en droit ou en fait » pour caractériser le pouvoir d’engager de l’agent dépendant. Le Conseil d’Etat avait alors écarté qu’une personne puisse « en fait » avoir le pouvoir d’engager une autre personne.
Dans la décision Conversant, les juges ont voulu s’inscrire dans la lignée de ces jurisprudences et n’ont, semble-t-il, pas souhaité opérer un revirement. Le Conseil d’Etat relève ainsi que, si la société irlandaise fixe les conditions du contrat, notamment les conditions tarifaires, le choix de conclure avec le client final et « l’ensemble des tâches nécessaires à sa conclusion relèvent des salariés de la société française ». Le Conseil d’Etat en conclut que la société irlandaise se borne « à valider le contrat par une signature qui présente un caractère automatique ».
Sans doute, le Conseil d’Etat a-t-il voulu rappeler l’importance de la prise en compte des circonstances de fait pour apprécier le pouvoir d’engager « en droit ». La frontière semble ténue mais les circonstances de l’espèce ont sans doute incité les juges à aller dans ce sens.
Dans la décision Google, la Cour administrative d’appel avait, dans des circonstances présentant une parenté avec celles de la décision Conversant, constaté l’absence d’établissement stable. Les juges du fond, dans l’affaire Google, avaient cependant relevé la revue systématique des contrats par la société irlandaise et l’existence de refus par celle-ci.
Dans la lignée des jurisprudences antérieures, la décision Conversant viserait ainsi le cas particulier d’un agent dépendant disposant d’un pouvoir d’engager sans signer, dès lors qu’il serait établi, par des circonstances de fait, que la signature par la société étrangère revêt un caractère automatique et purement formel.
3 / Portée de cette décision
L’identification des rôles et de l’activité de chacune des entités revêt donc une importance capitale :
- la préparation « en amont » des contrats (conditions / tarifs…) ne permet pas de conférer un rôle suffisant à la société étrangère lui permettant de justifier qu’elle dispose du pouvoir de conclure les contrats ;
- « en aval », l’agent français va mécaniquement jouer, en France, un rôle de filtre inhérent à ses fonctions de prospection. En qualité de commercial, il aura tout intérêt à présenter les clients correspondant au profil recherché par la société étrangère. Cette approche devrait donc laisser peu de marge de manœuvre à la société étrangère pour modifier les termes de contrats qui auront déjà été fixés « en amont » (et par elle-même de surcroit) ou pour rejeter des offres contractuelles triées et présentées par sa filiale (ce qui est précisément son rôle en pratique).
Au regard de la jurisprudence Conversant, il existe un risque qu’une activité de démarchage, paradoxalement un peu trop bien exécutée, couplée avec la préparation « en amont » d’un contrat cadre, conduise systématiquement à la caractérisation d’un établissement stable. Ce qui laisserait toutefois craindre un non-sens économique.
Compte tenu de ces éléments, il est vraisemblable que cette décision suscitera, au sein de certains groupes, quelques réflexions quant au partage géographique et fonctionnel des activités et des prises de décision, conduisant sans doute à une attention plus particulière quant aux process internes de validation.
La définition du rôle de la société étrangère dans la conclusion des contrats semble aujourd’hui essentielle, non seulement au regard de la jurisprudence Conversant mais également afin tenir compte de la nouvelle définition d’agent dépendant prévue par l’instrument multilatéral. Plus large que la position du Conseil d’Etat, l’instrument multilatéral vise effectivement l’agent dépendant qui « conclut habituellement des contrats ou joue habituellement le rôle principal menant à la conclusion de contrats qui, de façon routinière, sont conclus sans modification importante par l’entreprise ».
Par ailleurs, l’invitation du rapporteur public, Laurent Cytermann dans ses conclusions sous Conversant, à reconnaitre l’existence d’une installation fixe d’affaire, peut également nous amener à nous interroger sur un tel constat malgré l’absence d’agent dépendant.
Enfin, outre la question du rôle de la société étrangère dans la conclusion des contrats, l’élargissement proposé par la jurisprudence et par l’instrument multilatéral incite également à s’interroger sur le bénéfice devant être alloué à l’établissement stable. Cette question n’a pas été abordée par le Conseil d’Etat dans sa décision Conversant mais sera analysée par la Cour d’appel de renvoi. La méthode d’allocation du profit fera sans doute l’objet de longs débats et nous pouvons nous interroger, en particulier, sur la question de savoir si la Cour d’appel acceptera d’allouer, à titre de charge déductible, une quote-part de la redevance supportée par la société irlandaise.
[4] Le Rapporteur public Laurent Cytermann affirmait dans ses conclusions, que l’arrêt de la Cour pouvait être cassé aussi bien sur le fondement l’existence d’un agent dépendant que d’une installation fixe d’affaire.
[6] CE 31 mars 2010 n° 304715 et 308525, 10e et 9e s.-s., Sté Zimmer Ltd.
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