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Evaluation des incidences sur l’environnement d’une loi prolongeant la durée d’exploitation des centrales nucléaires

Quels enseignements pour la France ?

29/07/2020

Par un arrêt (CJUE, 29 juillet 2019, C-411/17, Inter-Environnement Wallonie ASBL et Bond Beter Leefmilieu Vlaanderen ASBL c/ Conseil des ministres) rendu sur renvoi préjudiciel de la Cour constitutionnelle belge, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a précisé la notion de "projet" au sens de la directive n° 2011/92 du 13 décembre 2011, concernant l’évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l’environnement (directive EIE).

Faits

Par une loi du 28 juin 2015, le Parlement belge a, d’une part, décidé qu’une centrale nucléaire à l’arrêt peut être redémarrée pour une durée de dix années et, d’autre part, reporté de dix ans le terme prévu pour la désactivation et l’arrêt de la production d’électricité d’une centrale en activité.

Ainsi, en modifiant la loi du 31 janvier 2003 sur la sortie progressive de l’énergie nucléaire à des fins de production industrielle d’électricité, qui prévoyait une durée d’exploitation des centrales nucléaires de quarante ans - soit une échéance en 2015 pour les centrales concernées -, le parlement belge et à sa suite le Gouvernement, par un arrêté royal du 27 septembre 2015, ont reporté à 2025 la fin de l’exploitation de deux réacteurs (Doel 1 et Doel 2) sur un total de sept, dans le cadre du plan d’investissements de "jouvence". Ce report a été contractualisé par une convention conclue entre Electrabel et l’Etat belge le 30 novembre 2015. L’Agence fédérale de contrôle nucléaire (AFCN) avait entre-temps confirmé que le report ne nécessitait pas d’évaluation environnementale.

Portée de l’arrêt

Dans le cadre d’un recours en annulation de la loi du 28 juin 2015, déposé devant la Cour constitutionnelle belge, neuf questions préjudicielles ont été transmises à la CJUE. Elles ont notamment permis à la juridiction européenne de préciser qu’une disposition législative autorisant le redémarrage de réacteurs nucléaires à l’arrêt ou le report du terme de l’exploitation de centrales nucléaires en activité constitue un "projet" au sens de la directive EIE si elle crée le droit pour le maître d’ouvrage de réaliser le projet. Pour la Cour de justice, il en découle l’obligation de mener une évaluation environnementale préalable (donc, préalable ici au vote de la loi), en raison notamment de l’importance des travaux de rénovation et de mise aux normes post-Fukushima : en effet, ces mesures présentent des risques d’incidences environnementales comparables à celles de la mise en service des réacteurs.

L’article 4 paragraphe 1 et le point 2, sous b) de l’annexe I de la directive EIE prévoient que sont systématiquement soumis à évaluation environnementale "les centrales nucléaires et autres réacteurs nucléaires, y compris le démantèlement ou le déclassement de ces centrales ou réacteurs", le point 24 y ajoutant "toute modification ou extension des projets énumérés dans la présente annexe qui répond en elle-même aux seuils éventuels, qui y sont énoncés". Ce point 24 porte, selon la Cour (paragraphe 78 de l’arrêt), sur "les modifications ou les extensions d’un projet qui, notamment par leur nature ou leur ampleur, présentent des risques similaires, en termes d’incidences sur l’environnement, au projet lui-même". Il faisait peu de doutes que la réforme législative belge entrait dans le champ d’application de ces dispositions.

L’article 4 paragraphe 2 et le point 13 sous a) de l’annexe II de cette même directive prévoient en tout état de cause que soit soumise à examen par l’autorité administrative, selon la procédure d’examen au cas par cas de la nécessité de réaliser une évaluation environnementale, "toute modification ou extension des projets figurant à l’annexe I ou à la présente annexe, déjà autorisés, réalisés ou en cours de réalisation, qui peut avoir des incidences négatives importantes sur l’environnement (modification ou extension ne figurant pas à l’annexe I)".

La circonstance que des actes ultérieurs soient nécessaires afin d’appliquer la réforme législative, comme l’adoption d’une nouvelle autorisation d’exploiter la centrale nucléaire, a été jugée sans incidence sur la qualification de "projet" et sur l’évaluation environnementale que cela implique.

De plus, la loi du 28 juin 2015 n’est pas un acte législatif spécifique au sens de l’article 1er paragraphe 4 de la directive EIE (désormais abrogé), qui constitue un cas d’exemption, car le législateur belge n’avait pas une information suffisante et la loi n’a pas suffi à ouvrir au maître d’ouvrage le droit de réaliser le projet. Enfin, les conditions posées à l’article 2, paragraphe 4 pour une exemption dans des cas exceptionnels - le gouvernement belge invoquait l’urgence et la menace pour la sécurité de l’approvisionnement électrique du pays - n’étaient pas non plus réunies.

La CJUE a par ailleurs considéré que les mesures adoptées par la loi du 28 juin 2015 concernant la reprise ou le report de dix ans du terme de l’exploitation d’une centrale nucléaire devaient être qualifiées de projet au sens de la directive 92/43 du 21 mai 1992 concernant la conservation des habitats naturels ainsi que de la faune et de la flore sauvages (directive Habitats) et satisfaisaient dès lors aux critères imposant une évaluation environnementale préalable.

S’agissant des deux directives, la Cour de justice rappelle que la possibilité de déroger à l’obligation de réaliser une évaluation environnementale préalable en raison d’un "motif impérieux" (directive EIE) ou d’une "raison impérative d’intérêt public majeur" (directive Habitats) – tenant par exemple, en l’espèce, au respect de la sécurité d’approvisionnement – doit être justifiée par une probabilité raisonnable d’occurrence du risque invoqué et par l’urgence de ce risque. Il revient à la juridiction nationale de l’apprécier et, le cas échéant, d’adopter des mesures transitoires permettant le maintien d’un acte contraire aux directives susmentionnées s’il existe une menace réelle et grave de rupture de l’approvisionnement en électricité.

Enfin, la Cour de justice a considéré qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur les questions préjudicielles relatives aux conventions d’Espoo et d’Aarhus, transposées en droit de l’Union européenne par la directive EIE.

Observations au regard du droit français

En France, ni les dispositions législatives et réglementaires applicables aux centrales nucléaires, ni le décret de création d’une installation nucléaire de base (INB) ne fixent ni ne plafonnent la durée d’exploitation de cette dernière. Les centrales sont soumises, en application de l’article L.593‑18 du Code de l’environnement, à une visite décennale de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) ; c’est elle qui décide ensuite, sur cette base, si la poursuite de l’exploitation est possible au regard des exigences de sûreté en vigueur.

La durée minimale d’exploitation envisagée lors de la construction des centrales nucléaires en France est de quarante ans, comme aux Etats-Unis où certaines centrales sont déjà exploitées au-delà de cette durée. Ainsi, en l’absence de disposition prévoyant un terme fixe à l’exploitation des INB, aucune réforme législative n’est nécessaire pour autoriser la prolongation de l’exploitation des centrales d’EDF à la suite de la quatrième visite décennale de l’ASN et du "grand carénage" que l’exploitant a lancé (c’est-à-dire le programme d’investissements 2014-2025 visant à améliorer la sûreté de ces INB et assurer leur exploitation au-delà de quarante ans).

Le gouvernement français n’a d’ailleurs pas déposé d’observations dans le cadre de l’affaire C-411/17, alors que neuf Etats membres ont estimé utile de le faire.

Si la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) fixe et décline les orientations de la France en matière de politique énergétique et prend en compte l’objectif législatif de réduction de la part du nucléaire dans la production d’électricité, elle ne traite pas de la durée de vie des centrales nucléaires. C’est l’exploitant, EDF, qui doit choisir les réacteurs qui seront arrêtés d’ici 2035.

De même, l’évaluation environnementale pour la PPE de la période 2019-2028, délivrée par l’Autorité environnementale, ne saurait valoir évaluation environnementale au sens de la directive EIE. Ainsi ses auteurs se sont-ils bornés à relever ceci (p. 123) :

"La réduction de la production d’électricité d’origine nucléaire entraîne la baisse du risque de défaillance générique des installations et d’accident.

Le risque associé aux installations nucléaires est d’une grande gravité, mais d’une probabilité faible. Le démantèlement de centrales pourrait entraîner l'émergence de nouveaux risques qu'il s'agira d'anticiper. La prolongation de l’exploitation des réacteurs sera soumise à une décision de l’ASN.

Les changements climatiques à long terme pourraient influer sur le niveau d'exposition aux risques des installations nucléaires (événements climatiques extrêmes, sécheresse, crues, etc.) et entraîner une hausse de l'exposition aux risques "NaTech93". Cette perspective de long terme sera prise en compte dans l’examen de l’ASN."

La seule décision administrative prévue par les textes est donc l’autorisation de prolongation de l’exploitation d’une centrale nucléaire, délivrée par l’ASN à l’issue de la visite décennale et qui n’est pas soumise à une évaluation environnementale préalable.

Enfin, l’annexe à l’article R.122-2 du Code de l’environnement ne soumet pas les travaux réalisés sur des INB à évaluation environnementale, ni même ne prévoit d’examen au cas par cas de ces travaux, quelle que soit leur importance.

En raison de ces différences notables de cadre juridique, l’arrêt du 29 juillet 2019 n’est pas transposable de plano en France. Il reste à déterminer si, au regard de la notion de "projet" au sens de la directive EIE et en fonction des caractéristiques des travaux à venir, la réalisation d’une évaluation environnementale s’impose, si la directive Habitats est applicable à telle ou telle centrale et, le cas échéant, si la France pourrait faire jouer les exemptions à ces directives pour des motifs tirés de la sécurité d’approvisionnement en électricité.

L’analyse est indubitablement complexe et doit probablement être menée réacteur par réacteur. Nous nous bornerons donc à formuler deux brèves observations d’ordre général.

En premier lieu, un "projet" est défini à l’article 1er paragraphe 2 de la directive EIE comme "la réalisation de travaux de construction ou d’autres installations ou ouvrages […]", définition reprise à l’article L.122-1 du Code de l’environnement.

Or, ce qui semble importer pour la CJUE, c’est l’ampleur des travaux. En atteste le point 79 de l’arrêt du 29 juillet 2019 : "Or, les mesures en cause au principal, qui ont pour effet de prolonger, pour une période significative de dix ans, la durée, antérieurement limitée à quarante ans par la loi du 31 janvier 2003, de l’autorisation de production par les deux centrales concernées d’électricité à des fins industrielles, doivent, combinées aux importants travaux de rénovation rendus nécessaires par la vétusté de ces centrales et l’obligation de les mettre en conformité avec les normes de sécurité, être considérées comme étant d’une ampleur comparable, en termes de risques d’incidences environnementales, à celle de la mise en service initiale desdites centrales."

Si les opérations menées sur un réacteur ou dans un centre nucléaire de production d'électricité (CNPE) au titre du grand carénage consistaient en d’importants travaux de rénovation rendus nécessaires par la vétusté de ces ouvrages et l’obligation de les mettre en conformité avec les normes de sécurité post-Fukushima, le premier des deux critères cumulatifs posés à ce point 79 serait rempli.

Mais, sans préjuger de l’analyse éventuelle du cas français, il apparaît en tout état de cause que la prolongation par la loi de l’autorisation d’exploiter a été tout aussi déterminante dans le choix de la Cour de retenir la qualification de "projet" dans le cas de Doel 1 et 2, notamment si l’on se réfère aux paragraphes 111 et 133 des conclusions de l’avocate générale Juliane Kokott.

Or, en France, il n’existe pas de lien de droit entre les visites décennales et le grand carénage. Plus largement, les autorisations d’exploiter des INB ne comportent pas de limite temporelle à l’exploitation. Ni l’autorisation initiale (le décret d’autorisation de création), ni aucun texte postérieur, ne sera donc modifié ni abrogé par l’autorisation que l’ASN pourra donner à la suite de la visite décennale de chaque réacteur. Au demeurant, le grand carénage s’inscrit lui-même dans le cadre juridique en vigueur : ces travaux n’impliqueront de nouveau projet que s’ils ont des incidences notables sur l’environnement notamment en raison de leur nature, de leurs dimensions ou de leur localisation (article 1er, paragraphe 2, sous a) de la directive EIE).

Car, en second lieu, la différence fondamentale entre la situation juridique des centrales nucléaires belges et françaises, à l’aune de cet arrêt de la Cour de justice, ne tient pas à l’ampleur des travaux mais à l’existence en Belgique d’une loi du 31 janvier 2003 qui a prévu de mettre progressivement fin à l’exploitation des réacteurs nucléaires selon un calendrier précis et qui pose le principe de la caducité des autorisations d’exploiter quarante ans après la mise en service industrielle. Cette ambition étant apparue irréaliste au regard des impératifs de sécurité d’approvisionnement, la loi du 28 juin 2015, l’arrêté royal du 27 septembre 2015 et la convention du 30 novembre 2015 sont intervenus pour décider puis mettre en œuvre les travaux nécessaires à la prolongation de l’exploitation des deux réacteurs concernés au-delà de quarante ans. Or, dans le cas français, EDF entreprend à son initiative, réacteur par réacteur, les travaux du grand carénage antérieurement à chaque visite décennale, de sorte que l’ASN vérifie si les réacteurs ou les CNPE ainsi modifiés remplissent les conditions de sûreté requises pour être exploités jusqu’à cinquante ans.

Ainsi, même si l’ASN peut demander des modifications aux travaux exécutés par EDF ou des travaux supplémentaires, ce n’est en principe pas la décision administrative autorisant la prolongation qui peut entraîner, par elle-même, d’éventuelles incidences sur l’environnement.

Nous le saurons peut-être bientôt, car les associations Greenpeace et Sortir du nucléaire semblent avoir soulevé le moyen dans une requête dirigée contre le décret n° 2020-456 du 21 avril 2020 qui "adopte" la programmation pluriannuelle de l'énergie 2019-2028, en tant que celle-ci prévoit la prolongation de la durée de fonctionnement de la plupart des réacteurs nucléaires au-delà de 40 ans, notamment en raison de l’absence d’évaluation environnementale.


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Cet article a été publié dans notre Lettre des régulations de juillet 2020. Cliquez ci-dessous pour découvrir les autres articles de cette lettre.

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