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L'occupation gratuite d'un appartement par un enfant peut-elle constituer une donation indirecte ?

Cass. 1re civ., 2 mars 2022, no 20-21641

14/09/2022

La jurisprudence sur l’occupation gratuite par un enfant d’un bien immobilier détenu par son parent continue à se construire avec cet arrêt du 22 mars 2022 intervenant dix ans après les quatre arrêts fondateurs du 18 janvier 2012. L’arrêt commenté, qui retient en l’espèce le caractère rapportable à la succession de la mère de l’avantage indirect résultant de l’occupation gratuite par un de ses fils, confirme le caractère éminemment factuel de la question. Il s’agit de caractériser, d’une part, l’intention libérale de la mère, qui était établie au cas particulier, et, d’autre part, son appauvrissement, ce qui était l’objet principal du contentieux. Pour les juges, la réalité de l’appauvrissement de la défunte était incontestable, le fils, qui occupait gratuitement les lieux depuis 1971, soit depuis 44 ans au décès de sa mère, ne démontrant pas que « cet immeuble n’était pas, à cette époque, en état d’être mis en location ».

Cass. 1re civ., 2 mars 2022, no 20-21641, M. L. O. c/ M. F. O., F-B (cassation partielle CA Poitiers, 9 sept. 2020), M. Chauvin, prés. ; SCP Rocheteau et Uzan-Sarano, SARL Corlay, av. : GPL 19 juill. 2022, n° GPL438q6, note R. Desurmont

L’arrêt commenté intéresse au plus haut point les praticiens confrontés à la situation de l’hébergement gratuit d’un enfant par un parent et des difficultés que cette situation pose lors de l’ouverture de la succession du parent.

Cette décision intervient dans une situation juridique complexe, bien que commune en pratique, où deux enfants détiennent en indivision le bien occupé en nue-propriété sous l’usufruit de leur mère. En l’espèce, le fils occupant avait utilisé depuis 1971, sans payer de loyers, une maison de maître à titre privé ainsi qu’à titre professionnel en tant que médecin. Il avait cependant réalisé, à son entrée dans les lieux, des travaux pour un montant de 78 067, 92 francs afin de permettre, selon la cour d’appel, l’usage des lieux à titre d’habitation permanente.

Au décès de la mère le 8 février 2015, l’autre fils assigne son frère en partage et sollicite, d’une part, le rapport à la succession de l’avantage indirect constitué par cette occupation gratuite ainsi que, d’autre part, une indemnité à son profit pour avoir géré un autre bien indivis.

Aux termes d’un arrêt parfaitement motivé, la Cour de cassation approuve les juges d’appel d’avoir accueilli la première demande (1), mais casse partiellement l’arrêt d’appel qui avait également reçu la seconde (2).

1. Sur l’existence d’un avantage indirect lié à l’occupation gratuite et sur le montant de l’indemnité de rapport en découlant. La position prise dans cet arrêt avec la reconnaissance d’un avantage indirect lié à l’occupation gratuite par un enfant d’un bien détenu par un parent (au cas particulier en usufruit mais, sur ce point, la solution est transposable à la situation d’une détention par le parent en pleine propriété) s’inscrit dans le courant jurisprudentiel initié par quatre arrêts décisifs du 18 janvier 2012 de la même chambre de la Cour de cassation (Cass. 1re civ., 18 janv. 2012, n° 09-72542 – Cass. 1re civ., 18 janv. 2012, n° 10-25685 – Cass. 1re civ., 18 janv. 2012, n° 11-12863 – Cass. 1re civ., 18 janv. 2012, n° 10-27325). Il résulte de ces arrêts fondateurs qu’une mise à disposition gratuite d’un logement n’est rapportable que dans la mesure où elle s’analyse en une libéralité, ce « qui suppose un appauvrissement du disposant dans l’intention de gratifier son héritier ». Par cette formulation, la haute juridiction décidait qu’une mise à disposition gratuite pouvait constituer une libéralité pour autant que ses deux éléments caractéristiques soient réunis : l’élément matériel mais aussi, position nouvelle de la haute cour à l’époque, l’élément intentionnel.

L’élément intentionnel est, en pratique, le plus délicat à caractériser : il ne peut pas se déduire du seul appauvrissement du parent (Cass. 1re civ., 24 sept. 2003, n° 00-21035). L’hébergement d’un enfant est le plus souvent considéré par les parents comme un devoir familial, une exécution de leur devoir d’entretien ou un service rendu en contrepartie d’autres services, ce qui exclut l’animus donandi. Cependant, au cas d’espèce, cet élément intentionnel n’était pas discuté, les juges du fond ayant souverainement retenu son existence.

Le contentieux portait dès lors exclusivement sur la caractérisation de l’élément matériel, c’est-à-dire l’appauvrissement de la défunte. Les juges d’appel considéraient cet élément matériel comme existant : certes le fils occupant avait réalisé des travaux pour un montant de 78 067,92 francs à son entrée dans les lieux, mais même si ces travaux étaient nécessaires à un usage des lieux à titre d’habitation permanente avant de les donner à bail, la mère aurait été en mesure de les financer, notamment en recourant à un prêt.

La Cour de cassation approuve l’arrêt d’appel sur ce point, relevant que les juges du fond avaient retenu que lors de la mise à disposition gratuite, « il n’était pas démontré que l’immeuble n’était pas, à cette époque, en état d’être mis en location ». Pour la Cour de cassation, il incombe au fils occupant de prouver que le bien occupé n’était pas en état d’être loué à son entrée dans les lieux. Elle semble ainsi présumer l’état locatif du bien litigieux et met en conséquence à la charge de l’occupant une preuve difficile, voire impossible à rapporter plusieurs dizaines d’années plus tard.

Une fois le caractère rapportable de l’avantage indirect jugé, il restait à déterminer le montant de l’indemnité de rapport. Les juges d’appel l’avaient fixé à 261 536,49 euros, ce montant correspondant, en montant nominal hors inflation, au montant des loyers non perçus, déduction faite des travaux payés pour le compte de l’usufruitière, c’est-à-dire des seuls travaux d’entretien. Dans son pourvoi le fils occupant réclamait la déduction des grosses réparations et du coût de l’emprunt pour les financer.

La Cour de cassation approuve encore les juges d’appel concernant la méthode de calcul de l’indemnité de rapport et justifie sa position en évoquant les articles 843, 1720, alinéa 2, et 605 du Code civil. Le fils occupant est tenu de rapporter à la succession de sa mère l’avantage indirect né de cette occupation en vertu de l’article 843 du Code civil. Il doit être assimilé à un locataire et est tenu, à ce titre, des réparations nécessaires autres que locatives en vertu de l’article 1720, alinéa 2, du Code civil, sa qualité de nu-propriétaire l’obligeant en outre aux grosses réparations en application de l’article 605 du Code civil. Seules les dépenses d’entretien incombant à l’usufruitière et supportées par l’enfant occupant pouvaient donc être déduites du montant des loyers « qui auraient dû être payés si les lieux avaient été loués ».

C’est à son frère, indivisaire en nue-propriété avec lui, que le fils occupant aurait dû réclamer une participation au titre des grosses réparations qu’il avait financées sur le bien indivis. L’arrêt ne dit pas pourquoi il ne l’a pas fait.

2. Sur l’inexistence d’un mandat tacite de gestion de l’enfant nu-propriétaire et sur l’inexistence d’une indemnité de gestion. Le fils demandeur avait obtenu devant la cour d’appel de Poitiers une indemnité en tant que gérant de l’indivision à raison de travaux d’entretien qu’il avait réalisés sur un domaine agricole qu’il détenait également en nue-propriété en indivision avec son frère sous l’usufruit de leur mère.

La cour d’appel avait accordé cette indemnité à raison des travaux d’entretien sur le bien indivis, tant pour la période antérieure au décès de la mère usufruitière intervenu en 2015 que pour la période postérieure à ce décès jusqu’au partage.

L’arrêt d’appel est doublement cassé :

  • pour la période antérieure au décès, la Cour de cassation décide, au visa des articles 815-3 et 605 du Code civil, qu’aucune indemnité n’est due par le nu-propriétaire au titre de travaux d’entretien sur un bien indivis. Ces travaux incombaient à l’usufruitière (C. civ., art. 605). En tant que nu-propriétaire tenu des seules grosses réparations, il ne pouvait donc pas avoir donné à son frère mandat de réaliser des travaux d’entretien sur les biens indivis en application de l’article 815-3. Si une indemnité de gestion était due, elle l’aurait été par l’usufruitière ;
  • pour la période postérieure au décès, se fondant sur les articles 815-3 et 815-12 du Code civil, la Cour de cassation casse l’arrêt d’appel, lui reprochant d’avoir décidé que le fils demandeur avait droit à une indemnité de gestion, « sans relever d’actes caractérisant la gestion des biens indivis » pendant cette période.

Le fils occupant la maison de maître se trouve ainsi devoir rapporter l’avantage tiré de l’occupation gratuite des locaux ; en revanche il n’est pas tenu de verser à son frère une indemnité de gestion du bien indivis agricole.

On retiendra de cet arrêt l’apport qu’il réalise sur la question de l’occupation gratuite et son appréciation de la notion d’appauvrissement de la mère usufruitière dans un contexte caricatural : occupation pendant 44 ans d’une maison de maître, à titre privé et professionnel. La reconnaissance de l’existence d’un avantage rapportable en matière d’occupation gratuite devrait rester limitée, ce que l’on peut espérer pour la paix des familles.

Article paru dans la Gazette du Palais du 30/08/2022. L’intégralité de la Gazette spécialisée Droit privé du patrimoine est accessible sur la base Lextenso : Gazette du Palais | La base Lextenso (labase-lextenso.fr)


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