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Responsabilité de l’Etat pour carence fautive d’une autorité de régulation

Seule la faute lourde peut justifier une indemnisation

06/04/2021

Seule une faute lourde de l’ARCEP dans l’exercice de ses missions de contrôle ou de régulation est susceptible d’engager la responsabilité de l’Etat (TA Paris, 29 décembre 2020, n° 1605470/5-2).

C’est un nouvel épisode du conflit sur l’accord d’itinérance conclu entre les sociétés Free Mobile et Orange qui a mené le juge du tribunal administratif de Paris à se prononcer sur la responsabilité administrative de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP), gendarme des télécoms. Ce faisant, le juge a confirmé l’application du régime de la responsabilité de l’Etat pour faute lourde.

Par un jugement du 29 décembre 2020, n° 1605470/5-2, le tribunal administratif de Paris a jugé que seule une faute lourde est de nature à engager la responsabilité de l’Etat du fait des carences de l’ARCEP dans l’exercice de ses missions de contrôle ou de régulation.

Pour rappel, l’itinérance est une "prestation devant être offerte par un opérateur mobile à un autre opérateur mobile en vue de permettre l’accueil, sur le réseau du premier, des clients du second"[1]. En l’espèce, par une décision du 22 janvier 2010, l’ARCEP avait autorisé la société Free Mobile à utiliser des fréquences pour établir et exploiter un réseau radioélectrique de troisième génération (3G) ouvert au public, et ce bien après ses trois concurrents Orange, SFR et Bouygues Télécom. Au titre du cahier des charges annexé à cette autorisation, la société Free Mobile devait notamment respecter des obligations de déploiement de réseau tout en bénéficiant de conditions très favorables afin de lui permettre de rattraper son retard. L’ARCEP avait en effet reconnu à Free Mobile le droit de conclure avec l’un des opérateurs de réseaux de téléphonie mobile de deuxième génération (2G) de son choix un accord d’itinérance métropolitaine pour une durée de six ans à compter de la date de cette décision d’autorisation. Cet accord devait être assorti du paiement d’une redevance à cet opérateur.

Sur le fondement de cette décision, la société Free Mobile a conclu un accord d’itinérance avec la société Orange, lequel l’autorisait initialement à accéder au réseau de téléphonie mobile 2G mais également 3G de cette société jusqu’en 2016 ou 2018. Toutefois, le 3 février 2014, la société Bouygues Télécom a adressé au président de l’ARCEP un courrier dans lequel elle demandait à l’Autorité de définir les modalités d’extinction de l’itinérance dont bénéficiait la société Free Mobile. L’Autorité a implicitement rejeté la demande de Bouygues Télécom, refusant dès lors d’encadrer plus étroitement les conditions de l’accord d’itinérance.

Le 5 mai 2014, Bouygues Télécom a réitéré cette requête et a demandé à l’Autorité de modifier la méthodologie retenue pour veiller au respect par la société Free Mobile des obligations résultant de l’autorisation délivrée en 2010. L’ARCEP a répondu par un courrier du 22 mai 2014 dans lequel elle s’est déclarée particulièrement attentive au respect par la société Free Mobile des obligations de couverture définies dans l’autorisation d’établir et d’exploiter un réseau radioélectrique qu’elle lui avait délivrée le 22 janvier 2010. Puis elle s’est déclarée incompétente pour définir les modalités d’une extinction progressive de l’itinérance dont bénéficiait la société Free Mobile, en précisant qu’une telle extinction ne saurait relever que des parties à l’accord d’itinérance conclu entre les deux sociétés ou, le cas échéant, d’une décision de l’Autorité de la concurrence.

Saisi par la société Bouygues Télécom, le Conseil d’Etat a annulé la décision implicite de rejet née du silence gardé par l’ARCEP après la demande adressée le 3 février 2014 ainsi que la décision de l’ARCEP du 22 mai 2014 au motif qu’en refusant, par principe, de réexaminer, au vu de l’évolution de la concurrence entre les opérateurs, les conditions d’accès à l’itinérance dont bénéficiait la société Free Mobile, l’ARCEP avait méconnu l’étendue de ses pouvoirs (CE, 9 octobre 2015, n° 379579 et 38945). En revanche, par une décision rendue le même jour, le Conseil d’Etat a rejeté la requête de la société Bouygues Télécom dirigée contre le rejet opposé par l’ARCEP à sa demande relative à la méthodologie de contrôle adoptée par l’Autorité (CE, 9 octobre 2015, n° 384231).

C’est dans ce cadre que la société Bouygues Télécom a demandé au Premier ministre de lui verser une indemnité de 2,285 milliards d’euros en réparation des préjudices qu’elle estimait avoir subis en raison de la carence de l’ARCEP entre 2011 et 2015. Face au refus implicite du Premier ministre, la société a saisi le tribunal administratif de Paris de sa demande indemnitaire.

Nécessité d’une faute lourde de l’ARCEP afin d’engager la responsabilité de l’Etat

Le tribunal administratif de Paris rappelle que "seule une faute lourde est de nature à engager la responsabilité de l’Etat du fait des carences de l’ARCEP dans l’exercice de ses missions de contrôle ou de régulation" (point 7).

En l’espèce, la société requérante reproche à l’ARCEP une carence dans l’exercice de ses pouvoirs de régulation en ce qu’elle a refusé d’encadrer l’accord d’itinérance conclu entre les sociétés Orange et Free Mobile. 

La responsabilité administrative consiste à "réparer le préjudice causé à une personne, [à] sanctionner celui qui l’a causé et par la vertu d’exemplarité de cette punition [à] guider le comportement futur des acteurs, prévenant ainsi la commission de nouveaux dommages’’[1]. Afin d’engager la responsabilité de l’Etat, l’auteur René Chapus affirme qu’"il est nécessaire qu’existe un préjudice et qu’il soit la conséquence directe du fait considéré comme dommageable"[2].

Même s’il est vrai que la faute lourde tend à disparaître au profit d’une responsabilité pour faute simple, le juge administratif tient à conserver la faute lourde et ses spécificités[3] pour les matières régaliennes, telles que la responsabilité de l’Etat du fait de la justice administrative (CE, Ass., 29 décembre 1978, Darmont, Recueil p. 542). En ce qui concerne les autorités de régulation, il ressort d’une jurisprudence constante que seule la faute lourde est susceptible d’engager leur responsabilité dans l’exercice de leur pouvoir de sanction ou encore, comme en l’espèce, dans le cadre de leur mission de surveillance et de contrôle. Il en va ainsi des activités de contrôle des banques par la Commission bancaire (CE, Ass. 30 novembre 2001, n° 219562, Min. Econ. c/ Kechichian) ou encore de la mission de "contrôle et de sanction" de l’ancienne Commission de contrôle des assurances (CE, 18 février 2002, n° 214179, Groupe Norbert Dentressangle).

Le Conseil d’Etat défend avec constance cette exigence de faute lourde : ainsi, lorsque la cour administrative d’appel de Paris a tenté par le passé de ramener l’engagement de la responsabilité de l’Etat à l’exigence d’une faute simple (CAA Paris, 30 mars 1999, n° 96PA04386, El Shikh[4] ; 13 juillet 1999, n° 96PA02356, Groupe Norbert Dentressangle ; 25 janvier 2000, n° 93PA01250 et n° 93PA01251, Kechichian), le Conseil d’Etat a rappelé que seule une faute lourde de l’autorité de régulation était susceptible d’engager la responsabilité de l’Etat dans l’exercice par les autorités de régulation de leurs missions de surveillance et de contrôle (CE, Ass. 30 novembre 2001, n° 219562, Min. Econ. c/ Kechichian; CE, 18 février 2002, n° 214179, Groupe Norbert Dentressangle). Le Conseil d’Etat est, en effet, particulièrement attentif à ce que la responsabilité du contrôleur, l’autorité de régulation, ne se substitue pas à celle du contrôlé. C’est en ces termes que le commissaire du Gouvernement Seban expliquait la spécificité de la responsabilité de l’Etat dans ses activités de contrôle : "Le dommage est causé par le contrôlé, la responsabilité du contrôleur n’est que subsidiaire et il ne faut pas substituer la responsabilité de l’un à celle de l’autre, comme le soulignait M. le président Rougevin-Baville dans ses conclusions sur la décision du 20 juin 1973 ‘Commune de Chateauneuf-sur-Loire’ (publiées à l’AJDA 1973.II.545). Si l’on admet trop aisément que puisse être recherchée la responsabilité du contrôleur le risque est grand que, singulièrement lorsque le contrôlé est une personne privée, la responsabilité de ce dernier ne soit absorbée par celle de l’État, dont la solvabilité est assurée"[5].

Toutefois, hormis l'exercice de leur pouvoir de contrôle, de surveillance, voire de leur mission de sanction[6], la mise en cause de la responsabilité des autorités de régulation pour l'exercice de leurs autres pouvoirs exige, en principe, la démonstration d'une faute simple. Ainsi, le Conseil d'Etat a jugé "qu'eu égard à la mission du comité des établissements de crédit qui consiste à délivrer ou retirer l'agrément des établissements de crédits […], toute faute commise par ce comité dans l'exercice de cette mission est susceptible d'engager la responsabilité de l'État" (CE 30 juillet 2003, n° 210344, Kalfon). De même, le juge administratif reconnaît que la responsabilité de l'Etat peut être engagée pour faute simple du fait de l'illégalité des décisions du CSA portant sur la reconduction d'une autorisation d'émission d'un service radiophonique (CAA Paris, 11 juillet 2007, n° 04PA00869, Assoc. Ici et Maintenant).

Après avoir jugé que seule une faute lourde pouvait engager la responsabilité de l’Etat du fait d’une carence de l’ARCEP dans l’exercice de ses missions de régulation et de contrôle, les juges du fond ont relevé que, si l’ARCEP avait méconnu l’étendue de ses pouvoirs en refusant par principe la possibilité d’encadrer l’accord d’itinérance conclu entre Free Mobile et Orange, aucune faute lourde ne pouvait lui être reprochée au cours de la période en cause (point 11).

Absence de faute lourde de l’ARCEP liée à une carence dans l’exercice de ses missions

En qualité d’autorité administrative indépendante, l’ARCEP est dotée de missions et de prérogatives qui, tout en présentant des caractéristiques communes, varient selon qu’elle agit dans le domaine des communications électroniques ou celui des activités postales. Les attributions de l’ARCEP sont définies, pour le secteur des communications électroniques, aux articles L. 36-5 et suivants du Code des postes et des communications électroniques (CPCE).

Les dispositions de l’article L. 42-1 du CPCE permettent à l’ARCEP de délivrer des autorisations d’utilisation des fréquences radioélectriques. L’article L. 36-7 du même code dispose que l’Autorité est également investie d’une mission de surveillance et de l’exécution des missions de service universel. Aux termes de l’article L. 36-11 du CPCE, l’ARCEP dispose enfin de pouvoirs de conciliation et de règlement des litiges susceptibles de survenir entre les opérateurs pour la mise en œuvre de l’accès au réseau ou de l’interconnexion des réseaux 

Par une décision Mediaserv du 2 avril 2010, le Conseil d’Etat a jugé que l’ARCEP pouvait, sur le fondement de l’article L. 36-6 du CPCE l’autorisant à préciser "les conditions d’utilisation des fréquences", imposer aux opérateurs titulaires d’une autorisation d’utilisation de fréquences hertziennes attribuée à l’issue d’appels d’offres de fournir des prestations d’itinérance à d’autres opérateurs (CE, 2 avril 2010, n° 319816, Mediaserv). De même, le Conseil d’Etat a reconnu la compétence du Conseil supérieur de l’audiovisuel pour édicter, sans base légale expresse, les mesures réglementaires indispensables à l’exercice des pouvoirs de contrôle et de régulation que le législateur lui a confiés (CE, 11 avril 2014, n° 362916 362954 362992 363015, Association Bocal et autres).

En l’espèce, les juges du fond estiment que si l’ARCEP avait méconnu l’étendue de ses pouvoirs en rejetant par principe la possibilité d’encadrer l’accord d’itinérance conclu entre Free et Orange, aucune faute lourde ne pouvait lui être reprochée au cours de la période en cause s’agissant des trois attributions suivantes :

  • le contrôle du respect par Free de son obligation de déployer son propre réseau ;
  • l’absence d’encadrement de l’accord d’itinérance conclu, la politique tarifaire pratiquée par Free mobile lors de son arrivée sur le marché n’étant pas uniquement imputable à l’itinérance 2G/3G dont elle bénéficiait, mais résultant également de choix commerciaux faits par la société ; et
  • l’absence d’intervention pour contrôler la pratique dite de "bridage ciblé", c’est-à-dire, le ralentissement du chargement de contenus multimédia pour décourager les utilisateurs et limiter ainsi le coût de l’itinérance, que la société requérante reprochait à Free mais qui n’a pas été démontrée.

Le tribunal administratif de Paris a dès lors écarté la demande indemnitaire présentée par la société Bouygues Télécom, d’un montant de 2,285 milliards d’euros, au motif qu’aucune carence de l’ARCEP dans ses missions n’a pu engendrer des effets anticoncurrentiels sur le marché de la téléphonie mobile. Par conséquent, les juges ont considéré que l’ARCEP n’avait pas commis, en l’espèce, de faute lourde de nature à engager la responsabilité de l’Etat. Le Tribunal a ensuite répondu à deux autres griefs, en les rejetant là aussi, l’un tiré de la méconnaissance par l’ARCEP du droit de l’Union européenne et de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (point 12) et l’autre tiré de la responsabilité sans faute de l’Etat du fait d’une rupture d’égalité devant les charges publiques (point 13).

Reste, désormais, à voir si ce contentieux se poursuivra devant les juridictions administratives.


[1] Conclusions Xavier Domino, ss CE, 2e et 7e chambres réunies, 13 décembre 2017, n° 401799, 401830, 401912, Bouygues Télecom et autres.

[2] Jacques PETIT et Pierre-Laurent FRIER, Droit administratif, LGDJ, 14e édition, 2020-2021, 1079.

[3] René CHAPUS, Droit administratif général, Tome 1, Montchrestien, 14e édition, § 1407.

[4] Voir pour une synthèse intéressante même si déjà ancienne de la place de la faute lourde et de la faute simple en matière de responsabilité administrative les conclusions du commissaire du Gouvernement Seban sous l’arrêt CE, Ass. 30 nov. 2001, Min. Econ. c/ Kechichian, n° 219562 (https://www.rajf.org/spip.php?article910).

[5] L’arrêt El Shikh (CAA Paris, 30 mars 1999, El Shikh, n°96PA04386) n’a pas fait l’objet d’un pourvoi en cassation.

[6] Conclusions du Commissaire du Gouvernement Seban sous l’arrêt CE, Ass. 30 novembre 2001, n° 219562, Min. Econ. c/ Kechichian.

[7] Sur l’engagement de la responsabilité des autorités de régulation dans le cadre de leur mission de sanction, voir les réflexions de G. Eckert, "La responsabilité administrative des autorités de régulation" in RD bancaire et fin., mars 2009, étude 13 et la récente décision du Conseil d’Etat qui se prononce sur une sanction prise par le CSA sans qualifier la faute (CE, 13 novembre 2019, n°415397, Société C8).


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