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Le régime français de l’intégration fiscale est-il parfaitement compatible avec le droit européen ?

09/05/2014

Les développements récents de la jurisprudence communautaire permettent de douter de la conformité avec la liberté d’établissement de l’impossibilité pour deux sociétés sœurs détenues par une société mère européenne de former un groupe intégré.

Par une décision Papillon du 27 novembre 2008 (aff. C-418/07), la Cour de justice des communautés européenne (CJUE) avait jugé que l’interdiction faite à une société tête de groupe d’intégrer fiscalement une sous-filiale française détenue à 95 % au moins via une société établie dans un autre Etat membre était incompatible avec la liberté d’établissement prévue à l’article 49 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE).

Cette décision n’a cependant pas traité spécifiquement la situation de sociétés sœurs établies en France, dont la capital est détenu à 95% au moins par une mère établie dans un autre Etat membre (et ne disposant pas d’établissement stable en France), qui sont, en l’état de la réglementation, empêchées de compenser entre elles leurs résultats alors qu’elles seraient en droit de le faire (en y ajoutant les résultats de leur société mère), grâce au régime de l’intégration fiscale, si la société tête de groupe était établie en France.

La question est actuellement examinée à la CJUE dans le cadre, très proche, du régime néerlandais de l’entité fiscale, régime qui permet d’imposer un groupe de sociétés comme une entité unique (affaire C-40/13). Au cas particulier, trois sociétés établies aux Pays-Bas, dont la mère est établie en Allemagne, se sont vu refuser le bénéfice du régime de l’entité fiscale au motif que leur mère commune était établie dans un autre Etat membre sans avoir aux Pays-Bas un établissement stable.

1- Vers une remise en cause des critères de constitution d’un groupe d’intégration ?

Les récentes conclusions de l’Avocat général dans l’affaire ci-dessus évoquée sont sans ambiguïté en faveur de la possibilité de constituer une entité fiscale dans la configuration présentée (Conclusions de Mme Juliane Kokott du 27 février 2014, aff. C-39/13, C-40/13 et C-41/13). Transposées à la situation française, elles constituent un nouvel argument en faveur de la possibilité de former un groupe fiscal entre sociétés sœurs lorsque celles-ci ont une mère à 95 % au moins établie dans un Etat européen (UE ou EEE), la compensation des résultats s’opérant uniquement entre les sociétés établies en France.

1-1 Le critère de restriction est rempli en l’espèce

Pour établir que la loi néerlandaise n’est pas conforme à la liberté d’établissement au sein de l’Union Européenne, l’Avocat général constate tout d’abord que l’impossibilité d’intégrer les filiales néerlandaises fait naître pour la mère étrangère un désavantage, dans la mesure où elle ne peut pas bénéficier de la possibilité « qu’au moins ses filiales néerlandaises soient regroupées en une entité fiscale unique ».

On sait toutefois que, pour qu’une restriction puisse être reprochée à un Etat membre, il est nécessaire que les situations des sociétés nationale et étrangère soient objectivement comparables.

L’argument principal avancé par les Etats devant la Cour pour défendre la réglementation néerlandaise est que les situations ne pouvaient être comparables car la consolidation fiscale, lorsque toutes les sociétés sont nationales, se fait nécessairement au niveau de la société mère alors qu’il devient nécessaire, lorsque la société mère est étrangère, que la consolidation se fasse au niveau d’une filiale ou à tout le moins d’une entité du groupe soumise à l’impôt sur les sociétés dans le pays.

L’Avocat général écarte rapidement cette objection en indiquant que « la question de savoir dans le chef de quelle société de l’entité fiscale se fera la consolidation est une question de nature purement technique, dépourvue de pertinence s’agissant d’atteindre l’objectif du régime ». Et elle ajoute que savoir à quelle société le résultat sera imputé en tant que contribuable « est d’une importance secondaire ».

Il s’agit là de l’application du principe général d’effectivité du droit communautaire qui fait obstacle à ce que l’administration fiscale d’un Etat membre oppose une règle de procédure – en l’occurrence la possibilité pour la mère étrangère d’opter pour l’intégration fiscale – qui ne peut pas être mise en œuvre du fait de la méconnaissance par la législation interne du droit communautaire (CJUE 8 mars 2001 affaires 397/98 et 410/98, « Metallgesellschaft » et « Hoechst »).

1-2 Cette restriction n’est pas justifiée par des motifs d’intérêt général

Une restriction à la liberté d’établissement avérée peut néanmoins être conforme au droit européen si elle est justifiée par des motifs impérieux d’intérêt général.

En l’espèce, aucun des motifs avancés par les Etats pour justifier la restriction ne trouve grâce aux yeux de l’Avocat général.

L’argument principal évoqué était celui de la « cohérence du système national ». La CJUE avait déjà eu l’occasion de retenir ce principe de cohérence en considérant comme fondée l’interdiction pour une société non résidente de devenir membre d’une unité fiscale constituée dans un autre Etat membre (CJUE, 25 février 2010, aff. 337/08, X Holding BV). Mais, dans cette affaire, la société étrangère demandait que ses propres résultats fiscaux soient compensés avec ceux de ses filiales nationales. La Cour avait conclu que si la différence de traitement constituait bien une discrimination, elle était néanmoins justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général tenant à la nécessité de préserver la répartition du pouvoir d’imposer entre les Etats membres.

Au cas présent, la compensation avec les résultats de la mère étrangère n’était pas demandée et l’argument est écarté au motif que la consolidation en débat serait limitée aux seuls impôts nationaux.

2- Quelles conséquences pour le régime d’intégration fiscale française au regard de la détention du groupe ?

Le raisonnement tenu par l’Avocat général nous semble transposable à la situation de l’intégration française. Il sera d’ailleurs relevé que l’analogie entre la situation française et la situation néerlandaise est expressément soulignée par l’Avocat général au point 65 de ses conclusions.

2-1 De nouvelles perspectives d’organisation fiscale pour les groupes en France

Si les conclusions de l’Avocat général sont suivies par la Cour, des sociétés sœurs françaises détenues à plus de 95 % par une même société étrangère pourraient selon nous, et par analogie avec la situation néerlandaise, former un groupe d’intégration selon des modalités pratiques à déterminer.

L’intégration pourrait également être demandée pour le passé sous forme d’une réclamation fondée sur une violation du droit de l’Union européenne. Bien entendu, comme indiqué ci-dessus, la consolidation fiscale qui en résulterait ne pourrait concerner que l’impôt sur les sociétés français.

Seule pourrait revendiquer l’intégration de ses filiales françaises, sur le fondement du droit de l’Union européenne, une société établie dans un Etat de l’Union européenne ou dans un Etat de l’EEE, à l’exclusion donc des sociétés établies dans d’autres Etats étrangers. En effet, la liberté dont il est question, s’agissant d’un régime nécessitant une participation majoritaire, est la liberté d’établissement, seulement invocable par des sociétés établies dans un Etat européen.

Mais les sociétés mères non européennes établies dans un Etat qui a signé avec la France une convention fiscale auraient éventuellement une autre voie pour parvenir à un résultat équivalent. Elles pourraient en effet tenter d’invoquer selon nous, à l’appui d’une demande d’intégration des sociétés sœurs françaises qu’elles détiennent, l’article de non-discrimination contenu dans la convention chaque fois que lorsque celui-ci est conforme à l’article 24.5 du modèle OCDE.

2-2 La question des groupes européens sous contrôle de sociétés d’Etats tiers

Une dernière question, à la croisée des deux précédentes, se pose. Elle concerne les mères européennes détenues par des sociétés établies dans un Etat tiers et les conséquences de cette détention. La question vient d’être posée à la CJUE dans le cas d’un transfert de pertes entre sociétés sœurs britanniques via une société intermédiaire établie dans un Etat de l’Union européenne (CJUE, 1er avril 2014, aff. C-80/12, Felixstowe Dock and Railway Company Ltd).

Dans cette affaire, la règle britannique en cause interdit le transfert des pertes entre deux sociétés britanniques lorsque la société qui fait le lien entre les deux (société intermédiaire) est établie dans un autre Etat membre, alors que ce transfert est permis lorsque la société intermédiaire est établie au Royaume-Uni. Assez classiquement, la CJUE juge cette loi contraire au droit européen. Ce qui pose une question subsidiaire : le fait que la société intermédiaire établie dans un Etat de l’Union européenne soit détenue par une société établie hors Union européenne modifie-t-il la situation ?

La CJUE juge qu’une telle circonstance est dépourvue d’influence sur l’application de la liberté d’établissement des sociétés susceptibles de bénéficier de l’avantage fiscal prévu par la loi nationale.

Cette décision conforte donc la position des sociétés mères établies dans l’Union européenne (ou l’EEE) quand bien même, leur capital serait détenu par des sociétés d’un pays tiers.

Article paru dans la revue Option Finance le 28 avril 2014

Auteurs

Portrait deArnaud Donguy
Arnaud Donguy
Associé
Paris
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Emmanuelle Fena-Lagueny
Counsel
Paris