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"Der Fliegende Holländer" ? L'amiante, le porte-avions "Clémenceau" et l'Europe : histoire d'un aller-retour

28/02/2006

Pour qu'il y ait matière à suspendre, en référé, l'exécution d'une décision administrative, il faut, par définition, que celle-ci n'ait pas épuisé ses effets juridiques au jour où le juge statue sur la demande. En l'espèce, la décision dont la suspension était demandée était l'autorisation d'exportation du navire. Le Ministre de la Défense soutenait donc que le navire ayant quitté les eaux territoriales, avant même que les associations aient saisi le juge des référés, la décision avait d'ores et déjà épuisé tous ses effets et qu'il n'y avait donc plus matière à se prononcer pour le Conseil d'Etat.

Sans contester que le navire avait déjà quitté les eaux territoriales à la date à laquelle le Tribunal administratif de Paris a été saisi par les associations requérantes des demandes de suspension des décisions administratives, le Conseil d'Etat considère, au prix d'un raisonnement fort acrobatique, que l'autorisation administrative délivrée le 29 novembre 2005 produira des effets jusqu'à la fin des opérations de désamiantage, date à laquelle s'opérera le transfert de propriété du navire entre la France et la société avec laquelle a été conclu le contrat de désamiantage, la société Ship decommissionning industry corporation. Dès lors, le Conseil d'Etat considère qu'il peut valablement se prononcer sur la demande de suspension dont il est saisi. En quoi peut-il y avoir urgence à suspendre l'exécution de l'autorisation d'exportation délivrée le 29 novembre 2005, alors que le porte-avions se trouve (immobilisé) à plusieurs milliers de miles des côtes françaises ?

C'est probablement un des éléments les plus intéressants et, à première vue, les plus paradoxaux, de la réponse du Conseil d'Etat. Celui-ci s'appuie en effet sur le fait que, à la date à laquelle il statue, le navire est toujours en haute mer et que l'autorisation pourrait lui être prochainement donnée par les autorités indiennes de pénétrer dans les eaux territoriales indiennes ce qui, l'on s'en souvient, dépendait d'une réponse attendue de la Cour suprême indienne. Le Conseil d'Etat va donc considérer qu'une telle situation fait courir le risque que le navire pénètre finalement dans les eaux territoriales indiennes et que les opérations de désamiantage s'engagent de manière irréversible. Il juge donc que, dans cette hypothèse, il pourrait en résulter un préjudice irréversible tant pour la protection de l'environnement et la santé publique que pour les associations qui l'ont saisi. En effet, à partir du moment où il aurait pénétré dans les eaux territoriales indiennes, le sort du porte-avions serait entièrement placé sous souveraineté indienne. En bref, il y a donc urgence à intervenir, précisément parce que le porte-avions est encore en haute mer et qu'il est nécessaire d'intervenir avant qu'il ne pénètre dans les eaux territoriales d'un pays étranger.
C'est finalement au nom du droit européen que le Conseil d'Etat annule l'ordonnance rendue en premier ressort par le Tribunal administratif de Paris et donne satisfaction aux plaignants.

En effet, le règlement communautaire (CEE) n° 259/93 du Conseil du 1er février 1993 concerne la surveillance et le contrôle des transferts de déchets à l'entrée et à la sortie de la Communauté européenne. En tant que règlement communautaire, ce règlement est directement applicable par tous les Etats membres de la Communauté européenne. Or, l'article 14 de ce règlement pose un principe d'interdiction d'exportation des déchets destinés à être éliminés. A ce titre, il convient de noter qu'est considéré comme déchet au sens de ce texte, tout produit qui contient plus de 0,1 % d'amiante. De même, l'article 16 pose un principe d'interdiction des exportations des déchets destinés à être valorisés. Il n'est dérogé à ce principe de double interdiction qu'à l'égard d'Etats qui sont signataires d'un certain nombre de conventions internationales : l'Inde n'est pas l'un de ces Etats en faveur desquels il peut être dérogé au principe de l'interdiction d'exportation.

Les nombreux efforts déployés par le Ministère de la défense pour essayer de convaincre le Conseil d'Etat que la quantité d'amiante contenue dans le porte-avions était inférieure au seuil fatidique de 0,1 % n'ont pas suffi. Dès lors, le Conseil d'Etat éprouvant des doutes sérieux quant à la légalité des décisions administratives qui lui sont soumises ordonne la suspension de l'autorisation d'exportation. Son analyse rejoint ainsi celle des services de la Commission européenne qui avaient, de leur côté, annoncé qu'ils engageaient une procédure à l'encontre de la France pour manquement aux règles communautaires.
C'est le dernier volet de cette affaire et non le moins rocambolesque : comme elles en ont la possibilité, les associations qui ont saisi le Conseil d'Etat lui avaient demandé d'assortir la mesure de suspension d'une injonction faite au Gouvernement français d'avoir à rapatrier le porte-avions jusqu'à son port d'attache. Or, après avoir ordonné la suspension des mesures, le Conseil d'Etat refuse de faire droit à la demande d'injonction, en considérant que la suspension des autorisations ministérielles "n'implique pas nécessairement qu'il soit enjoint à l'Etat (...) que la coque de l'ex porte-avions Clémenceau soit rapatrié jusqu'à son port d'attache".

Autrement dit, la suspension de l'exécution des autorisations ministérielles ordonnée par le Conseil d'Etat aurait pu n'avoir qu'une portée purement symbolique. C'est une décision du Président de la République qui est à l'origine du retour du navire en France, alors même que le Conseil d'Etat en avait décidé autrement.

C'est donc la combinaison d'une décision judiciaire et d'une décision politique qui est à l'origine du rocambolesque aller-retour de ce "Fliegende Holländer" des temps modernes.

L'important est que, une fois de plus, le droit européen a montré dans cette affaire toute sa force et toute sa portée, puisque, comme on l'a vu, devant le Conseil d'Etat tout s'est joué sur la question de savoir si oui ou non la France avait respecté la réglementation européenne en matière d'exportation de déchets. De plus, bien que la décision de rapatrier le porte-avions en France repose, au premier chef, sur des considérations de politique intérieure et internationale, le risque d'exposition de la France à une nouvelle action en manquement déclenchée par la Commission européenne ne lui est sûrement pas totalement étranger.


Authors:

Bernard Geneste, Avocat Associé - Claire Vannini, Avocat