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Harcèlement et responsabilité pénale de la personne morale

28/02/2006

Sont concernées par cette évolution de notre législation de nombreuses matières, au premier rang desquelles le droit du travail. On le sait, notre Code du travail recèle bon nombre d'incriminations et toute tentative de les lister s'avère d'ailleurs vite fastidieuse. Certaines d'entre elles permettaient déjà de retenir les personnes morales, seules ou aux côtés des personnes physiques, dans les liens de la prévention. C'était évidemment le cas en matière d'hygiène et de sécurité ou de travail dissimulé1 pour ne citer que ces exemples. En ces domaines, la responsabilité pénale de la personne morale se conçoit toutefois relativement aisément.

Rappelons qu'en théorie - et en théorie seulement, tant il est vrai que la jurisprudence s'est montrée audacieuse en ce qui concerne les conditions de son engagement2 - la responsabilité pénale de la personne morale n'est mise en jeu qu'à la condition que l'infraction soit commise «pour son compte» par ses «organes ou représentants». Les infractions de harcèlement peuvent-elles répondre à ces conditions ? En d'autres termes, peut-on sérieusement craindre des poursuites devant les Tribunaux correctionnels à l'encontre de la personne morale sur le fondement du harcèlement ou la question ne présente-t-elle qu'un intérêt purement théorique ? Deux formes de harcèlement sont réprimées par le droit pénal : le harcèlement sexuel et le harcèlement moral. Le premier constitue avant tout l'acte d'un individu isolé face à sa victime de sorte que l'on voit mal comment il pourrait être justifié qu'il soit réalisé «pour le compte» de la personne morale. L'auteur d'un harcèlement sexuel n'agit-il pas avant tout dans son seul intérêt3 ? Le second paraît en revanche plus conciliable avec la mise en cause de la responsabilité pénale de celle-ci. Directement lié aux conditions de travail dans l'entreprise, le harcèlement moral est en effet empreint d'intérêts plus collectifs.

L'enjeu est important car ces dernières années ont vu se développer une inflation du contentieux relatif au harcèlement. Il suffit de fréquenter les juridictions prud'homales pour constater que de très nombreuses demandes sur le fondement de l'article L. 122-49 du Code du travail se sont greffées sur le contentieux «classique», notamment dans le cadre de demandes de paiements d'heures supplémentaires, de résiliations judiciaires du contrat de travail, de requalifications de démissions aux torts et griefs de l'employeur ou de contestations de sanctions et de licenciements.

Beaucoup plus rares ont été les affaires soumises à la juridiction répressive4. Il faut dire que les premières décisions rendues sur le fondement de l'article 223-33-2 du Code pénal5 ont eu de quoi freiner toute velléité. Ainsi le Tribunal correctionnel de Paris a t-il rendu une décision le 25 octobre 2002 largement diffusée et selon laquelle, en substance, harcèlement moral ne doit pas être confondu avec les contraintes imposés par les impératifs de gestion inhérentes à la vie de toute entreprise développant son activité dans un contexte par essence concurrentiel «et conduisant parfois à la remise en question de situations acquises qui peuvent être mal ressenties par les salariés tout en ne constituant pas des faits de harcèlement répréhensibles 6 » . A bon entendeur ... Néanmoins, la jurisprudence évolue et toute réforme législative recèle l'intervention du Juge. Est-il totalement déraisonnable de penser qu'un Juge puisse voir dans des actes de harcèlement moral des fautes dans l'organisation de l'entreprise voire relevant de véritables politique ou mode de gestion7? Nous ne le pensons pas. Le texte lui-même ne concerne-t-il pas la dégradation, par des actes répétés, des «conditions de travail», et ne porte-t-il pas en germe le risque de passer de l'individuel au collectif et d'évacuer en quelque sorte la (ou les) personne(s) physique(s), auteur(s) des faits ?

Rappelons à cet égard les termes d'une décision rendue par le Tribunal correctionnel de Versailles le 18 décembre 1995 : «En l'espèce il ressort du procès-verbal de l'inspection du travail que la situation ayant prévalu sur le chantier de Guyancourt n'est pas une situation isolée mais correspond à une politique délibérée de l'entreprise. Au cas particulier dans le but d'éviter de perdre des marchés et de tenir les délais. En agissant de la sorte, la personne morale a privilégié une vision économique au détriment d'une vision sociale». Certes, cette décision a été rendue en matière de marchandage8, mais n'est-elle pas transposable en matière de harcèlement moral ?

L'employeur a l'obligation de prendre toutes dispositions en vue de prévenir le harcèlement9 et les Juges n'hésitent pas à le sanctionner lorsqu'il y met de la mauvaise volonté. La Cour d'appel de Paris a ainsi récemment rendu un arrêt en date du 4 janvier 2005, aux termes duquel : «L'employeur est responsable de l'existence du harcèlement exercé sur un salarié dès lors que cet agissement a pu être perpétré à la suite de sa carence à le prévenir et à y mettre un terme ; alors que, après une pétition des salariés de l'entreprise et avis des délégués du personnel, il avait tous les éléments pour procéder à une enquête personnelle sur des faits ne constituant pas de simples rumeurs. Il lui incombait de prendre une telle initiative pour déterminer la véracité des faits dénoncés, leur ampleur, et pour y apporter toutes solutions souhaitables».
Un dernier facteur de risque d'une recherche plus systématique de la responsabilité de la personne morale réside dans la possible intervention des organisations syndicales. La loi prévoit en effet pour ces dernières la faculté de se substituer au salarié qui hésite à intenter un procès par crainte de subir d'éventuelles mesures de rétorsion. Il s'agit de l'action dite de substitution, sur le fondement de l'article L. 122-53 du Code du travail. Elle peut être engagée au civil comme au pénal et suppose simplement l'accord écrit du salarié10.

L'article L. 411-11 du Code du travail prévoit par ailleurs une autre forme d'intervention qui, elle, s'affranchit de toute autorisation : «Les syndicats (...) peuvent devant toutes les juridictions exercer tous les droits réservés à la partie civile relativement aux faits portant un préjudice direct ou indirect à l'intérêt collectif de la profession qu'ils représentent.» Toute la question est «simplement» de déterminer ce qui porte un préjudice direct ou indirect à l'intérêt collectif de la profession que représentent les syndicats. Est-ce le cas du harcèlement moral ? Si la Cour de cassation a dénié cette possibilité à une organisation syndicale dans un contentieux relatif à un harcèlement sexuel11, la Cour d'appel de Nancy a plus récemment rendu un arrêt en sens opposé12. Aucune raison qu'il n'en soit de même en matière de harcèlement moral ... bien au contraire !

En conclusion, il nous semble bien que - plus que le harcèlement sexuel - le harcèlement moral est compatible avec la mise en oeuvre de la responsabilité de la personne morale. Le salarié n'aura-t-il d'ailleurs pas intérêt, d'un point de vue strictement procédural, à rechercher de manière plus systématique cette responsabilité en saisissant le Juge pénal plutôt que le Juge civil ? La justice pénale est, en effet, souvent plus rapide que la justice civile. Elle permet en outre à la victime de bénéficier des services du Ministère public, ce qui est essentiel s'agissant d'un contentieux dans lequel la preuve des faits généralement difficile à établir.

Il appartient par conséquent aux entreprises de se protéger, d'autant que les personnes morales sont structurellement soumises à un risque de récidive important. Sans doute auraient-elles intérêt à mettre en oeuvre, à coté des mesures de prévention déjà prévues par la loi, d'autres mesures plus spécifiques, telles que - par exemple - des systèmes d'alerte préventif ou de formation et de sensibilisation des cadres au risque pénal.
1 V. notamment Trib. correc. de Versailles, 18 décembre 1995 ; Cass. crim., 7 juillet 1998
2 H. Matsopoulou, La généralisation de la responsabilité de la personne morale, Rev. Sociétés 2004, p. 283.
3 Notons que la responsabilité pénale de la personne morale était déjà prévue en matière d'agression sexuelle et de viol (article 222-33-1 du Code pénal).
4 Il est pourtant traditionnel de constater que la justice pénale est plus rapide que la justice civile. En outre, la justice pénale met à la disposition de la victime les services du Ministère public, ce qui est loin d'être négligeable dans un contentieux où la preuve des faits est souvent difficile à établir.
5 Aux termes de l'article 223-33-2 du Code pénal : « Le fait de harceler autrui par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel, est puni d'un an d'emprisonnement et de 15.000 euros d'amende. »
6 PARIS : 25 octobre 2002 ; C.A. PARIS 18ème D : 10 septembre 2002
7 La frontière n'est pas toujours évidente entre harcèlement moral et délit de conditions de travail contraires à la dignité. V. notamment : Cass. Crim. : 4 mars 2003; Cass. Crim.: 23 avril 2003.
8 L'article L. 152-3 du Code du travail permettait alors de mettre en cause la responsabilité de la personne morale en cette matière
9 Aux termes de l'article L. 122-51 du Code du travail : «Il appartient au chef d'entreprise de prendre toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir les agissements visés à l'article L. 122-49 du Code du travail» [définissant le harcèlement moral]
10 Aux termes de l'article L. 122-53 du Code du travail : «Les organisations syndicales représentatives dans l'entreprise peuvent exercer en justice, dans les conditions prévues par l'article L 122-52, toutes les actions qui naissent de l'article L 122-46 et de l'article L 122-49 en faveur d'un salarié de l'entreprise, sous réserve qu'elles justifient d'un accord écrit de l'intéressé. L'intéressé peut toujours intervenir à l'instance engagée par le syndicat et y mettre fin à tout moment.»
11 Cass. crim., 23 janvier 2002 : «Une organisation syndicale n'est pas recevable à se constituer partie civile pour des faits de harcèlement sexuel dont l'un des salariés du secteur de la profession qu'il représente aurait été victime sur son lieu de travail de la part de son supérieur hiérarchique.»
12 C.A. Nancy, 29 avril 2004 : «Attendu que des faits d'harcèlement (sic) sexuel dont a été victime un ou des salariés sur son (sic) lieu de travail par leur (sic) supérieur hiérarchique entraînent nécessairement une dégradation des conditions de travail et portent ainsi préjudice certain à l'intérêt collectif professionnel que le syndicat représente.»
Article paru dans la revue Personnel de février 2006


Authors:

Emeric Lemoine, Avocat