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Montage artificiel visant à contourner la loi fiscale nationale : du nouveau du côté de la CJCE

04/09/2006

L'avocat général auprès de la CJCE, Philippe Léger, a présenté le 2 mai 2006 ses conclusions dans l'affaire Cadbury Schweppes1. La Cour devra statuer sur la compatibilité avec le droit communautaire du dispositif de lutte contre l'évasion fiscale du Royaume-Uni, dit «CFC rules», qui vise les sociétés britanniques ayant implanté des filiales dans un pays étranger bénéficiant d'une imposition allégée.
Ce dispositif s'apparente à l'ancien article 209 B du CGI tel qu'il s'appliquait avant les aménagements qui lui ont été apportés suite à la décision du Conseil d'Etat ayant conclu à l'incompatibilité de cet article avec la convention fiscale franco-suisse. A l'occasion de la refonte du dispositif de l'article 209 B du CGI, qui est entrée en vigueur à compter du 1er janvier 2006, le législateur français a adopté une exception propre à l'implantation de filiales dans la CE en prévoyant que l'article 209 B ne s'appliquerait que dans la mesure où la détention de la filiale constitue un montage artificiel dont le but serait de contourner la législation fiscale française.
On va voir que cette question du "montage artificiel" est centrale dans l'analyse que l'avocat général propose à la Cour d'adopter pour résoudre le litige britannique. Les précisions apportées à cet égard dans ses conclusions intéressent donc particulièrement les sociétés françaises. La législation britannique en litige, dite "controlled foreign companies (CFC) legislation", institue la règle selon laquelle une société mère britannique est imposable sur les résultats de ses filiales établies dans un pays étranger dès lors que, entre autres conditions, ces filiales bénéficient d'un taux d'imposition très inférieur à celui en vigueur en Grande-Bretagne. Cette imposition exceptionnelle des bénéfices des filiales survient même si ces bénéfices ne sont pas distribués.
La législation britannique prévoit toutefois un certain nombre d'exceptions parmi lesquelles le cas où la filiale exerce une activité commerciale, le cas où elle est cotée et celui où elle satisfait au test du «mobile» en démontrant que la raison principale de son implantation n'est pas l'obtention d'une diminution des bénéfices imposables au Royaume Uni ni, par le biais des transactions entre la filiale étrangère et la société britannique, la poursuite d'un objectif principal d'évasion fiscale.
En l'espèce, le groupe Cadbury détenait, par l'intermédiaire de Cadbury Schweppes Overseas Ltd, une société de droit britannique, deux filiales localisées en Irlande. Ces deux filiales bénéficiaient du taux d'imposition favorable de 10 % en vigueur pour les Centres internationaux de services financiers de Dublin et entraient de ce fait dans le champ d'application de la législation britannique sur les CFC. A la suite d'un contrôle fiscal, la société Cadbury Schweppes Overseas Ltd a été redressée sur le résultat bénéficiaire d'une de ces filiales.
Parce que la réglementation britannique sur les CFC tend à entraver l'exercice de la liberté d'établissement en dissuadant la création de filiales dans un autre Etat membre, elle heurte manifestement le principe communautaire de la liberté d'établissement énoncé à l'article 43 du Traité CE. Si la liberté d'établissement est un droit pour les ressortissants, la jurisprudence communautaire admet toutefois que les Etats membres restreignent l'exercice ce droit au nom des impératifs de lutte contre la fraude.
Selon l'avocat général, le principe de la liberté d'établissement implique qu'un ressortissant communautaire puisse légitimement choisir l'Etat d'implantation de sa filiale pour une raison uniquement fiscale. Les disparités existant entre les régimes fiscaux des Etats membres créent un état de concurrence budgétaire que les ressortissants peuvent prendre en compte pour organiser leurs activités sans commettre pour autant un abus de droit communautaire. Il indique que le niveau d'imposition constitue un élément qu'une société peut légitimement prendre en compte dans le choix de l'Etat d'accueil dans lequel elle envisage de créer une filiale, sans enfreindre la portée ni l'esprit de l'article 43 CE2.
Après avoir constaté qu'il y a entrave à la liberté d'établissement, l'avocat général examine si une justification de cette entrave peut être tirée de la lutte contre l'évasion fiscale dont il rappelle qu'elle a été encadrée dans des limites assez strictes par la jurisprudence de la CJCE. En particulier, il rappelle que la justification ne peut être acceptée que si la législation en cause a pour objet spécifique d'exclure d'un avantage fiscal les montages purement artificiels dont le but serait de contourner la loi nationale. Il invite ainsi la Cour à se concentrer sur trois critères cumulatifs, purement objectifs, pour apprécier cette notion :

  • Le niveau de présence physique dans l'Etat d'accueil : quelle est la réalité de l'implantation de la filiale dans l'Etat d'accueil (locaux, personnel, équipements...) ?
  • La substance réelle de l'activité fournie par la filiale : la filiale dispose-t-elle d'un personnel ayant les compétences et le pouvoir de décision nécessaires pour exercer ses attributions ?
  • La valeur ajoutée de l'activité de la filiale : les prestations de la filiale présentent-elles et une contrepartie et un intérêt économique pour la société mère ou pour l'ensemble du groupe ?

Selon l'avocat général, la preuve de l'existence d'un abus passe par un examen de la réalité de l'implantation de la filiale dans l'Etat d'accueil et de la substance des transactions effectuées par la filiale, mais cet examen ne doit pas s'attacher aux motivations et intentions subjectives de ses associés.
Au cas particulier, l'avocat général conclut à la conformité des "CFC rules" avec le droit communautaire en considération du fait que, si la législation britannique prévoit une présomption d'abus, le contribuable a la possibilité de renverser celle-ci en démontrant que la filiale ne constitue pas un montage artificiel dont le but est de contourner la loi britannique. Si la CJCE suit ces conclusions, la société Cadbury Schweppes verra son sort réglé favorablement à condition d'établir que sa filiale irlandaise est une société bien réelle et utile au groupe.
Le nouvel article 209 B du CGI s'attache à condamner les "montages artificiels dont le but est de contourner la législation fiscale française". Une importance est ainsi accordée au but poursuivi par le contribuable et non plus aux effets de l'implantation, comme c'était le cas dans l'ancien dispositif. Mais si la CJCE, comme elle y est invitée, décide qu'un choix d'implantation dicté par des considérations fiscales n'est pas en lui-même condamnable, ces nuances seront reléguées à l'arrière-plan. Ce sont les montages artificiels, tels que caractérisés par les éléments objectifs proposés par l'avocat général (absence de réalité de l'implantation, d'activité et d'utilité pour le groupe) qui déclencheront l'imposition française. Il serait alors bien délicat pour l'administration dans son futur commentaire du nouveau dispositif de l'article 209 B de soutenir une position divergente. L'arrêt de la Cour apportera un éclairage bienvenu sur la définition du montage artificiel dont le but est de contourner la loi fiscale nationale. En effet, bien que cette notion ait déjà été mentionnée dans plusieurs arrêts de la CJCE, elle n'a pas été vraiment définie par la Cour. A défaut de jurisprudence nationale, l'arrêt de la Cour permettra au contribuable de disposer de critères objectifs pour déterminer si la détention d'une filiale dans la CE tombe sous le coup du montage artificiel prévu par l'article 209 B du CGI. ________________________________________
1 Affaire C-196/04, Cadbury Schweppes plc, Cadbury Schweppes Overseas Ltd contre Commissioner of Inland Revenue
2 Paragraphe 51 des conclusions

Article paru dans la revue Option Finance du 19 juin 2006

Authors:
Agnès de l'Estoile-Campi, Avocat Associée