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Une publication alertant sur un risque de santé publique peut-elle être constitutive de dénigrement ?

Dénigrement : un risque pour l’entreprise lanceuse d’alerte

29/05/2020

Dans un arrêt rendu le 4 mars 2020, la Cour de cassation s’est prononcée sur l’existence d’actes de dénigrement commis par une société alertant d’un risque de santé publique sur des produits, risque révélé par une étude d’un organisme indépendant. 

Le dénigrement constitue une faute sanctionnée sur le terrain de la responsabilité civile délictuelle lorsqu’un opérateur économique jette publiquement, de manière directe ou indirecte, le discrédit sur les produits ou les prestations d’une entreprise.

La Chambre commerciale de la Cour de cassation a récemment fourni une solution intéressante sur l’appréciation du dénigrement et de ses faits justificatifs dans le contexte particulier d’une entreprise qui se présentait comme une "lanceuse d’alerte" (Cass com,, 4 mars 2020, n° 18-15.651).

Le litige concernait le domaine des plans de travail en quartz de synthèse. Un fabricant, la société Marbrerie des Yvelines, soupçonnait le quartz de synthèse d’être dangereux pour la santé et a donc commandé une étude auprès de l’Institut de recherche et d’expertise scientifique de Strasbourg (l’IRES) sur ce sujet. Elle a publié sur son site Internet ainsi que sur les réseaux sociaux, les résultats de cette étude qui confirme la présence de composants dangereux dans le quartz de synthèse. Elle a aussi alerté le magazine "60 millions de consommateurs" sur l’existence d’un risque "lors de l’utilisation quotidienne en cuisine".

Cette prise de position a contrarié d’autres acteurs du secteur qui, regroupés au sein d’une association, ont assigné la société Marbrerie des Yvelines en invoquant le dénigrement afin d’obtenir le retrait et l’interdiction de diffusion de la publication mettant en cause le quartz de synthèse.

Ces demandes ont initialement été accueillies en première instance puis rejetées en appel, les juges considérant que l’information sur un risque de santé publique devait prévaloir sur le prétendu dénigrement commercial. Plus précisément, la Cour d’appel a souligné qu’il résultait de ces analyses techniques que le quartz de synthèse comportait de nombreuses substances potentiellement dangereuses pour la santé, créant un risque pour le consommateur. Pour justifier cette décision, la Cour d’appel s’est appuyée notamment sur le fait que des troubles graves avaient été constatés sur certains consommateurs et sur le fait que l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) s’était auto-saisie du sujet. La Cour d’appel a retenu également que les critiques concernant la méthodologie employée par l’IRES ne permettaient pas d’exclure tout risque sanitaire pour les consommateurs. En conséquence, elle a estimé que le droit d’alerte en matière de santé publique et d’environnement et les soupçons légitimes sur la nocivité du quartz de synthèse excluaient le caractère "manifestement illicite" de la publication en cause.

L’association a alors formé un pourvoi en cassation. La Haute juridiction énonce tout d’abord les conditions auxquelles la publication d’informations d’intérêt général susceptibles de discréditer un concurrent peut être licite :

"Attendu que même en l’absence d’une situation de concurrence directe et effective entre les personnes concernées, la divulgation, par l’une, d’une information de nature à jeter le discrédit sur un produit commercialisé par l’autre constitue un acte de dénigrement, à moins que l’information en cause ne se rapporte à un sujet d’intérêt général et repose sur une base factuelle suffisante, et sous réserve qu’elle soit exprimée avec une certaine mesure".

Ainsi, pour déjouer la qualification de dénigrement, la personne assignée doit justifier que trois conditions cumulatives sont remplies :

  • l’information divulguée se rapporte à un sujet d’intérêt général ;
  • l’information repose sur une base factuelle suffisante ;
  • l’information doit être exprimée avec une certaine mesure.

Au cas d’espèce, la question de l’existence d’un sujet d’intérêt général n’était pas discutée. L’enjeu majeur de la décision tournait autour de la notion de "base factuelle suffisante".

En effet, la Cour de cassation casse et annule la décision d’appel considérant que la publication ne reposait pas sur une "base factuelle suffisante" pour écarter l’accusation de dénigrement.

A première vue, cette décision pourrait paraître sévère dans la mesure où la société "lanceuse d’alerte" avait pris le soin de faire réaliser des études sérieuses par un organisme indépendant pour appuyer ses propos. Par ailleurs, cette société semblait de bonne foi puisqu’elle avait ensuite cessé de commercialiser le matériau en cause et que sa publication ne visait aucun acteur du marché directement. Or, la bonne foi n’est pas un critère déterminant pour exclure le dénigrement, comme le rappelle la Cour de cassation aux termes de son visa.

Ecartant ainsi l’argument de la bonne foi, la Cour de cassation s’est attachée à déterminer si l’alerte en question reposait sur des éléments suffisamment sérieux. Or, la Cour retient que les rapports de l’IRES, invoqués au soutien de ces affirmations, étaient critiqués tant par deux experts mandatés par l’association que par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), qui soulignaient que les tests de l’IRES n’avaient pas été réalisés dans des conditions normales d’utilisation par des consommateurs. Surtout, l’IRES lui-même reconnaissait que son étude ne portait pas sur l’évaluation des migrations de substances contenues dans l’air ou les denrées alimentaires en contact avec ce matériau.

Après cette analyse détaillée, la Cour retient que, si les études ont effectivement révélé certains risques, l’affirmation selon laquelle "cette matière est non seulement dangereuse pour la santé lors du façonnage mais également lors de l’utilisation quotidienne en cuisine" allait au-delà des conclusions de l’IRES et ne reposait donc pas sur une "base factuelle suffisante". L’affaire est ainsi renvoyée à la cour d’appel de Versailles qui aura notamment la délicate tâche d’estimer le montant du préjudice subi par l’association.

Espérons que la rigueur apparente de cette décision ne décourage pas les opérateurs économiques qui souhaitent avertir le public sur des sujets d’intérêt général : c’est parce que la publication en cause allait au-delà de ce qui avait été établi scientifiquement qu’elle était susceptible de tomber sous le coup du dénigrement. Une publication qui repose sur une base factuelle suffisante et exprimée de façon mesurée sur un sujet d’intérêt général échappera à toute condamnation pour dénigrement.


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Cet article a été publié dans notre Lettre des affaires commerciales de Juin 2020. Cliquez ci-dessous pour découvrir les autres articles de cette lettre.

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