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L’invocabilité et la portée de la directive « fusions »

17/10/2011


Récemment(1), le Conseil d’Etat (CE) a fait une première application positive de la jurisprudence « Leur Bloem »(2) en acceptant d’interpréter des dispositions nationales adoptées pour la transposition de la directive « fusion » à la lumière de cette directive, s’agissant d’une opération purement interne. Cette décision donne l’occasion de faire le point sur cette question et de tirer des conséquences s’agissant d’autres dispositions transposant la directive « fusion ». (3)

1.L’applicabilité des directives relatives aux impôts directs aux situations purement internes

1.1 L’inapplicabilité des directives relatives aux impôts directs aux situations purement internes

La compétence de l’UE pour prendre des directives relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires découle de l’article 113 du traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE). En matière d’impôts directs, en revanche, la compétence de l’UE n’est pas spécialement reconnue, et les directives sont prises sur le fondement de l’article 115 du TFUE qui donne une compétence générale au Conseil de l’UE pour le rapprochement des dispositions législatives applicables dans les Etats membres « qui ont une incidence directe sur l'établissement ou le fonctionnement du marché intérieur ».

Cette différence explique pourquoi les directives relatives à la TVA visent à harmoniser la législation y compris pour les situations internes, alors que les directives relatives aux impôts directs visent les seules opérations transfrontalières.C’est également pourquoi le CE considère qu’un contribuable ne peut pas se prévaloir utilement de la méconnaissance par la loi fiscale nationale d’une directive relative aux impôts directs à l’occasion de l’application de la loi à une situation purement interne(4).

1.2 L’interprétation des dispositions de droit interne conformément aux directives

La décision du 17 juin 2011 vient introduire une nuance à ce raisonnement.

Le juge était conduit à interpréter des dispositions de la loi nationale assurant la transposition d’une directive. Il s’agissait du traitement fiscal de plus-values constatées à la suite d’une transmission universelle de patrimoine (TUP). La jurisprudence du CE avait clairement exclu qu’une TUP puisse être assimilée à une fusion(5) (éligible au régime de faveur prévu par l’article 210 A du CGI), mais il ne faisait aucun doute qu’une transposition correcte de la directive fusion aurait dû conduire à l’application du régime de faveur aux TUP. En effet, la directive inclut expressément les opérations de dissolution-confusion dans son champ d’application.

Le CE a pris en considération les exigences de la directive pour l'interprétation de la loi(6). Il a en effet relevé que, dès lors que les dispositions de l’article 210 A du CGI résultaient d’une loi(7) qui avait pour objet de transposer la directive, ces dispositions devaient s’interpréter conformément à la directive pour les situations purement internes, donc ne relevant pas de son champ d’application.

Pour cela, le CE s’est inspiré de la solution retenue par la CJUE dans l’arrêt Leur Bloem précité. La CJUE avait admis sa compétence pour interpréter le droit de l’UE dans des hypothèses où celui-ci ne régit pas directement la situation en cause mais où le législateur national a décidé d'appliquer aux situations purement internes le même traitement que celui prévu par la directive. Le CE a estimé que cette jurisprudence devait le conduire à la même interprétation des dispositions prises pour la transposition d’une directive, que ces dispositions soient applicables aux situations de droit interne ou aux situations transfrontalières.

La portée de cette décision doit être mesurée. Tout d’abord, deux conditions cumulatives doivent être réunies : d’une part, qu’une loi nationale soit prise pour la transposition d’une directive, d’autre part, que le législateur n’ait pas entendu introduire un traitement différent pour les opérations purement internes. Surtout, cette technique n’est possible que pour autant qu’il y ait lieu à interprétation : si la loi nationale était clairement contraire à la directive, le juge ne pourrait qu’en prendre acte sans pouvoir en tirer de conséquence, s’agissant d’une situation purement interne(8).

2. La portée ratione materiae de la décision

Il résulte de la décision du CE que toute opération de restructuration prévue par la directive doit ouvrir droit au régime de faveur prévu, même lorsqu’elle ne concerne que des sociétés françaises.

Or si le droit français peut globalement être considéré comme satisfaisant, certaines incertitudes demeurent en matière d’apport partiel d’actif.

2.1 Un droit français globalement satisfaisant

Bien que le droit français se présente comme la transposition de la directive, les opérations ouvrant droit au régime de faveur ne sont pas définies de façon identique.

La définition de la fusion par le CGI ne mentionne pas, comme l’article 2 a) i) de la directive, que la soulte de 10% maximum doit être versée en espèces. Il y a là une divergence, mais sans aucune incompatibilité dans la mesure où la définition française de la fusion est plus large que celle de la directive.

Il est plus délicat de déterminer si le droit français pourrait être critiqué au motif qu’il ne connaît pas la « scission partielle » que la directive définit. Mais si le droit des sociétés ne connaît pas cette figure juridique, il connaît en revanche « l’apport-attribution » qui consiste à faire se succéder un apport partiel d’actif puis une distribution des titres remis en échange de l’apport aux associés de la société apporteuse.

L’inexistence de la scission partielle prévue par la directive, pose des difficultés techniques en droit des sociétés, mais ne paraît toutefois pas poser de problème de compatibilité avec la directive. D’une part, une directive fiscale ne peut avoir pour effet d’imposer aux Etats d’incorporer dans leur droit commercial de nouvelles figures juridiques si elles n’existent pas en droit interne. D’autre part, on peut estimer que le régime fiscal de l’apport-attribution constitue une transposition correcte de la directive.

Or la notion européenne de « scission partielle » paraît suffisamment large pour englober la notion d’apport-attribution.

2.2 Les incertitudes en matière d’apport partiel d’actif

L’essentiel des doutes concernant la compatibilité du droit français avec la directive concerne l’apport partiel d’actif.

On peut relever, tout d’abord, que la notion d’« apport d’actifs » au sens de l’article 2, d) de la directive couvre sans ambiguïté l’apport de l’ensemble de l’activité, alors que le CGI ne vise que « l’apport partiel d’actif d’une branche complète d’activité […] ». La lettre du CGI ne respecterait donc pas la directive si ces dispositions devaient être interprétées de telle sorte que les apports portant sur l’ensemble de l’activité seraient exclus du régime de faveur(9).

On notera également que la loi française ne contient pas de définition de la notion de « branche d’activité » alors que l’article 2 j) de la directive prévoit qu’il s’agit de « l’ensemble des éléments d’actif et de passif d’une division d’une société qui constituent, du point de vue de l’organisation, une exploitation autonome, c’est-à-dire un ensemble capable de fonctionner par ses propres moyens ». On objectera que l’administration, elle, a pris soin de reproduire exactement la définition de la directive dans sa doctrine publiée(10).

Enfin et surtout, c’est la conformité du droit français avec la jurisprudence de la Cour de justice qui demeure incertaine, tant en ce qui concerne la notion « d’ensemble des éléments d’actif et de passif » qu’à propos de la définition de l’autonomie de la branche. On se souvient en effet que la Cour avait estimé, dans l’arrêt Andersen og Jensen(11), que « le législateur communautaire a (...) estimé nécessaire que les éléments d’actif et de passif afférents à une branche d’activité soient transférés dans leur globalité. Or, le maintien dans le chef de la société apporteuse du produit d’un emprunt important contracté par cette dernière et le transfert à la société bénéficiaire de l’apport des obligations en résultant entraînent une dissociation entre ces éléments ».

Bien que, dans ses conclusions sous la décision B.L.(12), Laurent Olléon se soit référé à la directive et à la jurisprudence de la CJUE pour justifier la solution retenue, il est possible de penser que le CE serait plus souple que la CJUE dans la mesure où il admet l’applicabilité du régime de faveur à un transfert des seuls éléments essentiels de l’activité, alors que la Cour semble estimer nécessaire qu’il existe un transfert de l’ensemble des éléments de la branche.

La doctrine administrative, elle, suit la même logique en ce qui concerne certains éléments de la branche(13), mais la tolérance qu’elle institue connaît certaines limites. Le personnel afférent à la branche doit ainsi être impérativement transféré(14).

Ces arguments fondés sur la lettre et l’esprit de la directive peuvent également s’appuyer sur l’arrêt Andersen og Jensen. Une lecture précise cet arrêt démontre que pour formuler l’exigence d’une symétrie actifs/passifs, la Cour renvoie aux conclusions de l’avocat général, lequel avait insisté sur le fait que la directive ne pouvait avoir pour objet de conduire à une dissociation artificielle entre actifs et passifs de la branche transférée. Il est donc permis de penser que l’arrêt Andersen ne s’est prononcé que dans une hypothèse très particulière et autorise une certaine liberté dans la composition de la branche.

L’incertitude sur la compatibilité du droit français avec la directive se retrouve lorsqu’il s’agit d’apprécier l’autonomie de la branche, dont l’arrêt Andersen rappelle qu’elle doit être appréciée en premier lieu d’un point de vue fonctionnel : « les actifs doivent pouvoir fonctionner comme une entreprise autonome sans avoir besoin, à cet effet, d’investissements ou d’apports supplémentaires » (point 34). Cette appréciation ne paraît nullement impliquer que la branche doive exister en tant qu’ensemble autonome avant sa séparation de la société apporteuse(15), contrairement à ce qu’indique l’administration dans sa doctrine(16).

Il existe donc encore de réels doutes sur la consistance des concepts contenus dans la directive et, par voie de conséquence, sur l’exactitude de la transposition française. Il appartiendra sans doute à l’avenir au juge de l’impôt, s’il devait confirmer ces hésitations, de s’interroger sur la possibilité d’interpréter la loi conformément à la directive.


1. Par une décision SARL Méditerranée Automobiles du 17 juin 2011.
2. CJCE, plén., 17 juill. 1997, C-28/95.
3. Cet article est une version condensée de celui que les auteurs ont publié au Feuillet rapide fiscal-social n°37 du 30 septembre 2011, p. 17.
4. CE 17 janvier 2007 n°262967, Banque fédérative du Crédit Mutuel.
5. CE, 1er juill. 2009, n°285718, SA Supra : Dr. fisc. 2009, n°40, comm. 487, concl. P. Collin ; RJF 10/2009, n°846 ; CE 10 novembre 2010 n°314406 min c/ Sté Gaillard : RJF 2/11 n°144.
6. Pour un autre exemple, voir la décision Caserne Mortier, CE, Ass., 22 déc. 1989, n°86113.
7. Art. 25 LFR 1991.
8. En ce sens, outre CE 17 janvier 2007 n°262967, Banque fédérative du Crédit Mutuel, précitée.
9. En ce sens, cf. J.-Y. Mercier, Fusions, apports partiels d’actif, scissions, Dossiers Pratiques Francis Lefebvre, 2009, n°14022.
10. BOI 4 I-2-00, § 48.
11. CJUE, 15 janv. 2002, aff. C-43/00.
12. CE 27 juillet 2005 n°259052, Sté B.L. : RJF 11/05 n°1170, concl. L. Olléon BDCF 11/05 n°127
13. BOI 4 I-2-00, § 70 et s. (immeubles, marques, services administratifs communs…).
14. Ibid., § 53 (transfert du personnel).
15. Ibid., n°14024
16. BOI préc., § 49. En faveur de cette interprétation, v. Ch. Ménard, note sous CAA Bordeaux, 30 déc. 2010, préc., note 14.


Stéphane Austry, Avocat associé,
Daniel Gutmann, of-counsel, Professeur à l’Ecole de droit de la Sorbonne (Université Paris-1)

Article paru dans la revue Option Finance le 17 octobre 2011

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