Home / Actualités / Est-il si complexe de valoriser des droits démem...

Est-il si complexe de valoriser des droits démembrés ?

Le point sur les hésitations en matière de redressement fiscal

19/07/2019

Il est difficile d’envisager un investissement démembré sans prêter attention au risque de voir l’administration fiscale en contester les effets parfois jugés trop avantageux.

Entre l’intérêt des différentes parties, les relations entre elles, et la poursuite – réelle ou prétendue – d’objectifs illégitimes, le droit fiscal regorge de concepts et de techniques en considération desquels examiner la conformité de telles opérations (acte anormal de gestion, abus de droit, requalification…).

Fréquemment, les critiques formulées par les services fiscaux trouvent leur origine dans un déséquilibre dans les droits et efforts des parties et par conséquent dans une appréciation des modalités de valorisation des droits respectifs du nu-propriétaire d’une part et de l’usufruitier d’autre part.

A ce titre, la méthode de valorisation de ces droits requiert une attention toute particulière mais repose sur des bases particulièrement instables car peu explorées.

Principes généraux de valorisation 

Il résulte d’une jurisprudence constante (voir, pour les aspects fiscaux, Cour de Cassation com. 15 juillet 1992 n° 1325 D et Conseil d’Etat 13 novembre 1987 n° 69967) que la valeur « normale » d’un bien doit correspondre au prix qu’un tiers indépendant aurait été disposé à payer pour l’acquisition de ce bien.

De ce principe découle la priorité donnée à la méthode de valorisation par comparaison consistant à déterminer la valeur retenue par référence à des mutations intervenues à une date proche sur des biens comparables.

Mais ses limites apparaissent dès lors que l’on quitte la théorie pour entrer dans la pratique. Son application à la valorisation de droits démembrés rencontre un obstacle majeur dans la faiblesse ou parfois l’absence de mutation portant sur des biens et droits comparables entre parties non liées.

En l’absence de règles spécifiques, on peut toutefois constater que les principes de valorisation des droits de l’usufruitier sont rarement contestés puisque, dans ce cas, il s’agit de tenir compte d’une estimation d’un bénéfice net en fonction des produits et des charges prévisibles à la date de valorisation.

Bien entendu, ce supposé consensus ne préjuge pas des discussions relatives aux différents paramètres de valorisation au premier rang desquels la marge bénéficiaire, la prime de risque et le taux d’actualisation. En outre, l’estimation des « produits » valorisables soulève également des problématiques distinctes lorsque l’investissement ne porte pas sur un bien de rendement mais sur un bien dont l’utilité pour l’usufruitier doit elle-même donner lieu à une valorisation indirecte.

S’ajoute parfois à cela la difficulté de l’appréciation du terme de l’usufruit lorsque celui-ci n’est pas fixe (usufruit viager ou dépendant d’un événement certain mais dont la date d’occurrence n’est pas connue).

Pour la nue-propriété, la situation est nettement moins claire. Si les charges à supporter peuvent être identifiées avec une prévisibilité comparable, elles ne sont pas bornées dans le temps compte tenu du caractère pérenne des droits du nu-propriétaire qui a en sus vocation à devenir plein propriétaire à l’extinction de l’usufruit.

Quant aux « produits » à retenir, ils sont constitués à la fois par les revenus du bien (ou équivalent) pour la période postérieure à l’usufruit et l’évolution de la valeur du bien dont il convient de garder à l’esprit qu’elle peut être négative !

Un raisonnement purement théorique limité à la valeur de rendement pourrait sous-tendre l’analyse selon laquelle la valeur du bien étant constituée d’une capitalisation des revenus, l’évolution de sa valeur ne serait que le reflet d’une variation – également possible – du montant des revenus (risque que supporte également l’usufruitier bien que sur une période plus courte) ; mais ici encore, la réalité vient établir que bien d’autres paramètres, parfois subjectifs et plus difficilement prévisibles peuvent influer sur la valeur vénale de la pleine propriété du bien.

La valorisation de l’usufruit par référence à la valeur de la nue-propriété ne paraît pas légitime 

Compte tenu des particularités mentionnées précédemment, il semble difficilement justifiable de chercher à démontrer la valeur de l’usufruit par différence entre la valeur de la pleine propriété et celle de la nue-propriété.

Deux récentes décisions de jurisprudence démontrent cependant que l’administration fiscale n’hésite pas à recourir à une telle méthode et que le juge de l’impôt n’a pas entendu écarter cette méthode au motif qu’elle ne serait pas pertinente.

Dans une première décision, rendue par le Conseil d’Etat le 24 octobre 2018 (n°412322 et 412323), la Haute Assemblée a estimé que la méthode retenue par les parties pour la valorisation des droits respectifs de l’usufruitier et du nu-propriétaire « repose sur des termes de calcul non homogènes et conduit par suite à une rentabilité interne de l'investissement déséquilibrée entre l'usufruitier et le nu-propriétaire et à un partage inexact, à la date de la cession, de la valeur en pleine propriété de l'immeuble entre celle de l'usufruit et celle de la nue-propriété » ; il considère ce faisant que l’administration fiscale apportait la preuve d’une sur-valorisation de l’usufruit acquis par une société en constatant que la rentabilité de l’investissement pour le nu-propriétaire était significativement supérieure à la rentabilité de l’investissement de l’usufruitier.

Dans une seconde décision, la Cour Administrative d’Appel de Nancy (décision n° 18NC00107 du 14 mai 2019) a estimé, dans le cadre d’une analyse comparable, qu’un tel écart n’était pas établi au motif que la méthode de valorisation retenue par l’administration pour la nue-propriété ne serait pas cohérente.

Il sera intéressant de voir la position que retiendra le Conseil d’Etat si cette décision est déférée à son contrôle.

Cela étant, l’intérêt de ces décisions ne nous paraît pas résider dans le fait que la décision de la Cour de Nancy parvient à une conclusion favorable mais dans l’analyse suivie par les deux juridictions consistant à comparer les méthodes de valorisation de l’usufruit et de la nue-propriété pour apprécier une éventuelle sur-valorisation du prix d’acquisition de l’usufruit.

En effet, dans les deux affaires, l’administration prétendait que l’usufruitier avait acquis ses droits pour un montant trop élevé, opérant ce faisant un acte anormal de gestion au profit du nu-propriétaire. Pour tenter d’apporter cette démonstration ce qui implique de déterminer si l’usufruitier avait supporté un prix excessif au bénéfice d’une réduction de l’investissement du nu-propriétaire, les critiques formulées par l’administration, contestées par les contribuables et examinées par le juge de l’impôt se concentraient non pas sur la pertinence de la valorisation de l’usufruit mais sur la valorisation de la nue-propriété et la rentabilité de l’investissement pour le nu-propriétaire.

Ceci ne peut manquer de nous surprendre.

Rappelons que, conformément aux décisions Thérond1 et Raffipack2, l’appréciation du prix d’acquisition d’un actif et de la normalité d’une décision repose sur deux critères :

  • l’un objectif afférent (i) à la constatation d’un écart significatif entre le prix retenu et la valeur vénale du bien c'est-à-dire, comme rappelé précédemment, le prix qu’aurait accepté de payer un tiers indépendant (ii) et à l’absence de contrepartie ;
  • l’autre, subjectif, relatif à l’existence d’une intention libérale dans l’octroi d’un avantage au tiers bénéficiaire. 

Conformément à ces principes, une société procédant à l’acquisition de l’usufruit d’un bien pourrait se voir reprocher un acte anormal de gestion pour autant que, conformément à la première condition, il existe un écart significatif entre le prix d’acquisition retenu et la valeur vénale du droit considéré.

A cet égard et sans que cela ne conduise à écarter tout rapprochement avec la valorisation de la nue-propriété du même bien, la question à trancher nous paraît être de savoir si la valeur octroyée à l’usufruit diffère de celle qu’aurait retenue un tiers investisseur indépendant. En d’autres termes, il n’existe à notre connaissance aucun principe selon lequel des partenaires dans un co-investissement devraient en retirer une rentabilité similaire ou identique.

Est-il besoin de rappeler que la valeur d’un bien ne peut être rapportée ou du moins limitée à sa rentabilité pour l’investisseur ?

Il suffit pour s’en convaincre d’examiner la situation d’investisseurs procédant à l’acquisition pour un même prix présumé régulier de parts d’une même SCI non assujettie à l’impôt sur les sociétés. Le taux de rentabilité après impôt sera fondamentalement différent :

  • pour un investisseur personne morale assujettie à l’impôt sur les sociétés dont la quote-part de résultat sera déterminée après déduction des dotations aux amortissements et de l’intégralité des charges ordinairement déductibles et sera imposée à l’impôt sur les sociétés à un taux global en principe compris entre 15 % et 34,43 % ;
  • pour un investisseur relevant d’un régime d’exonération sous condition de distribution (SIIC ou OPCI) ;
  • pour une personne physique imposée à un taux marginal global pouvant dépasser 60 % sur une quote-part de résultat imposable ne prenant en considération que certaines charges courantes et n’intégrant pas la déduction de dotations aux amortissements.

Alors même que la situation de chacun de ces trois investisseurs serait significativement différente, il ne viendrait pas à l’esprit de l’administration fiscale ou du juge de l’impôt de considérer qu’ils auraient dû retenir des prix d’acquisition différents.

Or, nous ne voyons pas le motif de droit consistant à considérer que la vérification de la normalité du prix payé par l’usufruitier pourrait reposer sur la cohérence des méthodes de valorisation entre les droits de l’usufruitier et ceux du nu-propriétaire ou sur le taux de rentabilité de leurs investissements respectifs, au demeurant sans prise en considération du fait que la divergence de durée de ces droits fait courir au second un risque d’évolution de la valeur totalement différent des risques encourus par le premier.

La valorisation de l’usufruit doit à notre sens correspondre aux pratiques du secteur financier 

La divergence des situations des associés d’une SCI dans l’exemple précédent ne devrait pas à notre être traitée différemment de celle constatée dans les situations de l’usufruitier et du nu-propriétaire qui poursuivent des objectifs opposés et encourent des risques d’intensité et de nature tout à fait différentes.

A ce titre, il est légitime de tenir compte dans l’appréciation de la valeur de l’usufruit – et donc de la rentabilité de cet investissement – de la durée limitée des droits de l’usufruitier et de son objectif principal (prise en compte de flux futurs de revenus). Pour ce faire le recours à une méthode de valorisation généralement financière intégrant une marge normale, ce qui correspond à une pratique répandue, est cohérent avec les caractéristiques de l’investissement réalisé.

Corrélativement, c’est par comparaison avec le taux de marge qu’aurait retenu un investisseur tiers pour le même investissement (et non pour un investissement en nue-propriété) que peut être appréciée la normalité du prix supporté par l’usufruitier.

En tant que de besoin, soulignons que la différence de situation avec le nu-propriétaire n’est pas par nature choquante. Le nu-propriétaire renonce en effet à la perception de tout revenu pendant la durée de l’usufruit et devra corrélativement financer distinctement l’intégralité de son investissement ; son rendement sera totalement dépendant de l’état et de la valorisation du bien à la date de la cession de sorte qu’en cas de moins-value importante, il pourra être nul alors même qu’il n’aura perçu aucun revenu pendant une période significative Il est vrai qu’en période de hausse des prix, notamment de l’immobilier, certains oublient qu’un retournement peut conduire à la constatation de pertes.

En synthèse, le reproche formulé à l’usufruitier d’avoir supporté un prix d’acquisition excessif à raison de ses droits sur le bien démembré et d’avoir à ce titre consenti un avantage anormal au nu-propriétaire ne devrait pas valablement pouvoir reposer sur la méthode de valorisation de la nue-propriété qui ne peut à notre sens constituer tout au plus qu’un moyen de recoupement.

A l’inverse, dans les affaires jugées par le Conseil d’Etat et la Cour Administrative d’Appel de Nancy, il aurait à notre sens été intéressant de contester les rehaussements en considération de l’absence de caractérisation d’un écart avec le prix qu’un tiers indépendant aurait accepté de payer pour les droits d’usufruit en litige, étant indiqué qu’à la lecture des décisions, il ne semble pas que l’administration ait contesté la normalité intrinsèque de la marge perçue par l’usufruitier.

Ces affaires soulignent en tout état de cause l’attention particulière que porte l’administration fiscale, avec l’assentiment du juge de l’impôt, à la valorisation des droits démembrés dans des circonstances ou le nu-propriétaire bénéficie d’avantages économiques et fiscaux non contestés et non remis en cause sur le plan des principes.

Nous espérons que le Conseil d’Etat sera prochainement amené à examiner sous un regard différent – peut-être dans le cadre d’un pourvoi contre l’arrêt rendu par la Cour Administrative d’Appel de Nancy – la problématique de valorisation de l’usufruit.

Quoi qu’il en soit, les investisseurs sont invités à déterminer avec soin le prix d’acquisition respectif de chaque droit et à conserver les justificatifs correspondants. Il est à ce titre préconisé de retenir, dans la mesure du possible, des méthodes de valorisation proches de celles pratiqués par des opérateurs indépendants dans des situations comparables.

1 Décision n° 199295 du 28 février 2001
2 Décision n° 254556 du 5 janvier 2005

Article paru dans l'espace Abonnés des Editions Francis Lefebvre le 8-12 juillet 2019


En savoir plus sur notre cabinet d'avocats :

Notre cabinet d'avocats est l’un des principaux cabinets d’avocats d’affaires internationaux. Notre enracinement local, notre positionnement unique et notre expertise reconnue nous permettent de fournir des solutions innovantes et à haute valeur ajoutée dans tous les domaines du droit.

cabinet avocats CMS en France

A propos de notre cabinet d'avocats

actualité droit fiscal 330x220

Toute l'actualité fiscale analysée

nous contacter 330x220

Nous contacter

Vos contacts

Portrait dePierre Carcelero
Pierre Carcelero
Associé
Paris