Home / Actualités / L’imputation des libéralités reçues par le conjoint...

L’imputation des libéralités reçues par le conjoint survivant

un « rapport spécial en moins prenant »

05/05/2022

L’imputation des libéralités reçues par le conjoint survivant sur ses droits légaux, prévue à l’article 758-6 du Code civil, s’analyse comme un « rapport spécial en moins prenant ».

Telle est la qualification retenue pour la première fois par la Cour de cassation à l’occasion de deux arrêts rendus le même jour, l’un concernant une donation déguisée entre époux réalisée par une tontine (première espèce), l’autre relatif au legs par le défunt à son épouse d’une maison d’habitation (seconde espèce). Ce « rapport spécial » est distinct du rapport successoral de droit commun.

Les deux arrêts commentés sont importants car ils viennent éclairer le mécanisme complexe d’imputation des libéralités que le conjoint survivant a reçues du défunt, sur les droits successoraux que la loi lui octroie.

Pour comprendre ce que recouvre cette notion d’imputation visée à l’article 758-6 du Code civil, dans sa rédaction issue de la loi n° 2006-728 du 23 juin 2006 (1), et l’apport des deux arrêts commentés, il convient de rappeler comment le mécanisme d’imputation des libéralités du conjoint prévu audit article 758-6 s’articule avec la détermination des droits légaux du conjoint, prévue à l’article 758-5 du même code. L’article 758-5 du Code civil définit la masse sur laquelle se calculent les droits légaux du conjoint, puis la masse plus restreinte sur laquelle ces droits s’exercent : « Le calcul du droit en toute propriété du conjoint prévu aux articles 757 et 757-1 sera opéré sur une masse faite de tous les biens existant au décès de son époux auxquels seront réunis fictivement ceux dont il aurait disposé, soit par acte entre vifs, soit par acte testamentaire, au profit de successibles, sans dispense de rapport.

Le conjoint ne pourra exercer son droit que sur les biens dont le prédécédé n’aura disposé ni par acte entre vifs, ni par acte testamentaire, et sans préjudicier aux droits de réserve ni aux droits de retour. » La vocation légale du quart en propriété du conjoint survivant prévue à l’article 757 du Code civil en présence de descendants se liquide sur ces masses. Cependant, si le conjoint a reçu des libéralités du défunt, ces libéralités se soustraient de ses droits légaux, comme le précise l’article 758-6 : « Les libéralités reçues du défunt par le conjoint survivant s’imputent sur les droits de celui-ci dans la succession. Lorsque les libéralités ainsi reçues sont inférieures aux droits définis aux articles 757 et 757-1, le conjoint survivant peut en réclamer le complément, sans jamais recevoir une portion des biens supérieure à la quotité définie à l’article 1094-1. »

Il résulte de cette règle dite du non-cumul que si les libéralités sont inférieures au quart en propriété, le conjoint survivant peut obtenir un complément afin d’atteindre ce quart. En revanche, lorsque la libéralité excède les droits légaux du conjoint survivant, le conjoint ne reçoit rien au titre de sa vocation légale. Il n’est cependant pas tenu de restituer l’excédent de la libéralité (sauf en cas d’atteinte à la réserve des descendants dans le cadre d’une action en réduction). Dans l’hypothèse fréquente où la libéralité porte sur la quotité disponible la plus étendue, la jurisprudence considère qu’un dépassement est possible dans la limite de la quotité disponible spéciale entre époux (2). C’est ce mécanisme d’imputation prévu à l’article 758-6 du Code civil qui était au centre des débats judiciaires dans les deux affaires qui ont donné lieu aux arrêts commentés et qui opposaient l’épouse survivante aux descendants du défunt issus d’une précédente union.

Dans la première espèce (pourvoi n° 20-12232), des époux se portent acquéreurs d’un appartement le 2 mai 2013 en convenant d’un pacte tontinier dans l’acte d’achat. L’époux décède le 27 juin 2013, soit moins de deux mois après l’achat. La cour d’appel de Colmar, par arrêt du 19 décembre 2019, décide que le pacte tontinier constitue une donation déguisée et que cette libéralité doit être intégrée à la masse à partager, en application des règles du rapport successoral de l’article 843 du Code civil. La veuve forme alors un pourvoi fondé sur deux moyens. Elle conteste d’abord la qualification de donation déguisée. Puis elle indique qu’en décidant que la donation consentie à son épouse par le défunt devait faire l’objet d’un rapport successoral pour intégrer la masse à partager, la cour d’appel a violé ensemble les articles 843 et 758-6 susvisés. La Cour de cassation rejette le pourvoi mais substitue un motif de pur droit à ceux critiqués. Pour la Cour, il s’agit d’écarter l’application de l’article 843 du Code civil, propre au rapport successoral, tout en prenant en compte la donation « dans les limites et selon les modalités prévues à l’article 785-6 du Code civil ». En s’appuyant sur la combinaison des articles 758-5 et 758-6 du Code civil, la haute juridiction énonce pour la première fois qu’il résulte de ces deux textes que « le conjoint survivant est tenu à un rapport spécial en moins prenant des libéralités reçues par lui du défunt dans les conditions définies à l’article 758-6 ».

Dans la seconde espèce (pourvoi nos  19-25158 et 20- 10091), un époux désigne par testament authentique du 20  août 2003 sa conjointe en qualité de légataire à titre particulier d’une maison d’habitation, des meubles s’y trouvant et d’une certaine somme d’argent. Il décède le 1er juillet 2015. Par un arrêt du 5  novembre 2019, la cour d’appel de Toulouse décide que le legs à titre particulier s’impute sur les droits légaux d’un quart en propriété du conjoint. La veuve se pourvoit en cassation et soutient qu’en vertu de l’article 843 du Code civil qui répute les legs « hors part successorale », elle est en droit de cumuler le legs de la maison et les droits successoraux qu’elle tient de l’article 757 du Code civil.

Son pourvoi est rejeté par la Cour de cassation qui énonce de nouveau qu’il résulte de la combinaison des articles  758-5 et 758-6 que «  le conjoint survivant est tenu à un rapport spécial en moins prenant des libéralités reçues par lui du défunt dans les conditions définies à l’article 758-6 ». La Cour en déduit que la présomption de dispense de rapport des legs prévue à l’article 843 du Code civil est inapplicable au conjoint survivant. En recourant aux termes « rapport spécial en moins prenant », la Cour de cassation se prononce sur la nature de l’imputation des libéralités du conjoint survivant. Cette imputation emprunte certaines caractéristiques au rapport successoral destiné à établir la masse partageable (1), tout en s’en distinguant fortement (2).

1. L’imputation des libéralités du conjoint survivant visée à l’article 758-6 du Code civil emprunte certaines caractéristiques au rapport successoral. Pour Pierre Catala, citant Bernard Vareille : « Il reste vrai que l’imputation n’est pas un rapport puisqu’elle n’oblige pas le conjoint à remettre à la masse l’excédent de l’émolument reçu à titre gratuit sur ses droits successoraux. » (3) Puis il ajoute : « Mais, à concurrence de ces droits, l’imputation opère bel et bien comme un rapport en moins prenant puisque celui-ci se réalise, précisément, par imputation sur les droits du gratifié. Il paraît clair, dès lors, qu’en vue de l’imputation, on évaluera les biens donnés au conjoint selon les règles posées par les nouveaux articles 860 et 922 applicables au rapport et au calcul de la réserve. » Ainsi, pour déterminer les droits du conjoint, les libéralités qu’il aura reçues du défunt sont ajoutées aux masses de calcul et d’exercice en application de l’article 758-5 du Code civil, avant d’en être retranchées en vertu de l’article 758-6 du même code.

La question se pose de savoir si les libéralités au profit du conjoint qui sont dispensées de rapport, comme le legs à titre particulier dans la seconde espèce, doivent être ajoutées à la masse de calcul. Le bon sens milite en faveur de cet ajout malgré les termes restrictifs de l’article 758-5, ainsi que l’explique Pierre Catala à propos des legs faits au profit du conjoint survivant qui sont, par nature, hors part (4) : « Dans le silence de l’acte gratuit, ces libéralités ne devraient pas entrer dans la masse de calcul ; stipulées rapportables, elles devraient au contraire y prendre place. Cet alignement sur le droit commun est désormais troublé par l’article 758-6 (…) qui prescrit l’imputation de toutes les libéralités sans distinction sur les droits successoraux du conjoint gratifié. Certes, l’imputation n’est pas techniquement un rapport, mais elle opère à la manière du rapport en moins prenant puisque la libéralité imputée vient en déduction de la part successorale du gratifié. Il faut donc penser que, depuis le 1er janvier 2007, toutes les libéralités faites au conjoint relèvent de la masse de calcul définie par l’article 758-5. Au demeurant, il ne serait guère logique d’imputer une libéralité sur une masse de calcul où ne figureraient pas les biens sur lesquels elle porte. » Les arrêts commentés paraissent valider cette analyse, soutenue par la doctrine majoritaire (5). Dans les deux affaires, devront d’abord être réunis aux masses de l’article 758-5 la donation déguisée, par hypothèse rapportable (première espèce), et le legs à titre particulier de la maison d’habitation malgré sa nature « hors part successorale » (seconde espèce), avant que ces libéralités n’en soient déduites (C. civ., art. 758-6).

2. L’imputation des libéralités du conjoint survivant visée à l’article 758-6 du Code civil se distingue du rapport successoral. La technique liquidative de l’imputation des libéralités du conjoint sur ses droits successoraux donne lieu à une double opération de prise en compte des libéralités dans la constitution des masses avant leur déduction par le jeu de l’imputation. En cela elle se rapproche des opérations de rapport successoral des libéralités à la masse à partager, dans lesquelles les droits du gratifié sont diminués du montant de son rapport.

Mais comme le relève Bernard Vareille, l’opération de « réunion fictive » des libéralités du conjoint pour l’établissement de la masse de calcul, chiffrée à l’ouverture de la succession (et non au jour du partage), doit être distinguée avec soin du rapport (note B. Vareille sur les deux arrêts commentés : DEF 10 mars 2022, n° DEF206p3). Ces deux mécanismes répondent d’ailleurs à des objectifs différents. Tandis que le rapport tend, au mieux, à l’égalité entre les héritiers ou, au moins, à l’effectivité des droits conférés par la loi, l’imputation des libéralités faites au conjoint survivant tend à limiter le cumul entre les vocations légale et libérale, dans l’idée de préserver les droits des héritiers réservataires (6). Cela justifie qu’à la différence du rapport, l’imputation ne s’intéresse qu’aux libéralités reçues du défunt par le conjoint. Elle concerne en revanche, et contrairement au rapport, toutes les libéralités, qu’elles soient ou non rapportables. Les arrêts commentés le confirment. Toujours à la différence du rapport successoral, l’imputation prévue à l’article 758-6 ne peut pas aboutir à une restitution. Enfin, on peut craindre que l’imputation ne laisse aucune place à la volonté contraire du disposant, à la différence du rapport. Les arrêts commentés ne renseignent pas sur ce point qui est discuté en doctrine. Malgré ces différences, les litiges tranchés ici par la Cour de cassation révèlent les confusions des praticiens entre l’imputation et le rapport de droit commun, l’imputation étant traitée de manière erronée comme un rapport successoral. C’est probablement dans le but d’éviter ces confusions que la haute juridiction a considéré opportun de qualifier l’imputation de « rapport spécial », pour pouvoir l’opposer ainsi au rapport de droit commun.

Article paru dans la Gazette du Palais du 12/04/2022. L’intégralité de la Gazette spécialisée Droit privé du patrimoine est accessible sur la base Lextenso : Gazette du Palais | La base Lextenso (labase-lextenso.fr)


 

En savoir plus sur notre cabinet d'avocats :

Notre cabinet d'avocats est l’un des principaux cabinets d’avocats d’affaires internationaux. Notre enracinement local, notre positionnement unique et notre expertise reconnue nous permettent de fournir des solutions innovantes et à haute valeur ajoutée dans tous les domaines du droit.

cabinet avocats CMS en France

A propos de notre cabinet d'avocats

actualité droit du patrimoine 330x220

Toute l'actualité du droit du patrimoine

nous contacter 330x220

Nous contacter

Vos contacts

Sylvie Lerond