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La drogue sous l’emprise du droit du travail

04/06/2012


Le steward « qui planait un peu trop(1) », « Le steward peut-il être un adepte des lignes ?(2) »… Les auteurs qui ont commenté l’arrêt de la Chambre sociale de la Cour de cassation du 27 mars 2012 (10-19.915) n’ont pas manqué d’humour…

Mais au-delà de l’anecdote, cet arrêt aborde pour la première fois la délicate question de la consommation de drogue par les salariés, à laquelle beaucoup d’employeurs sont aujourd’hui confrontés.

Depuis quelques années, de nombreuses entreprises ont en effet engagé de véritables programmes de prévention et de dépistage de la toxicomanie, mais en pratique la mise en place de ces programmes n’est pas sans soulever de réelles difficultés juridiques, en particulier quant au respect de la vie privée des salariés.

Dans l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt du 27 mars 2012, la compagnie aérienne Air Tahiti Nui est informée par la police que trente-trois de ses salariés, appartenant à son personnel navigant et commercial, ont reconnu la consommation de stupéfiants. Cette situation pose d’évidents problèmes de sécurité pour les passagers. Plusieurs salariés sont alors licenciés pour faute grave, celle-ci étant caractérisée par « la consommation de produits stupéfiants depuis son intégration dans la compagnie en qualité de personnel critique pour la sécurité des vols ».

Ces salariés contestent leur licenciement et l’un d’entre eux se pourvoit en cassation. Ce salarié avait reconnu devant les gendarmes la consommation de drogues « dures » durant une escale à Los Angeles. Son identité gardée secrète durant l’enquête avait été communiquée à l’employeur à sa demande, une fois l’information judiciaire terminée, deux ans plus tard.

Certes, le règlement intérieur et un document interne prévoyaient que les membres de l’équipage ne pouvaient exercer leur fonction sous l’influence de drogues. Mais, la consommation de la drogue ayant eu lieu durant une escale, soit en dehors des temps et lieu de travail, le pouvoir disciplinaire de l’employeur heurtait de plein fouet la vie privée du salarié, protégée par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 9 du Code civil.

Dans ce contexte, l’employeur pouvait-il sanctionner le salarié pour sa consommation de stupéfiants hors du temps et du lieu de travail, en raison des conséquences que cette consommation peut avoir sur l’état du salarié durant le temps de travail ? La Cour de cassation répond affirmativement en considérant qu’« un motif tiré de la vie personnelle du salarié peut justifier un licenciement disciplinaire s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail ».

Ce faisant, elle reprend la formulation d’un attendu déjà présent dans des arrêts relatifs au retrait du permis de conduire en raison d’une infraction commise en dehors du temps de travail (Cass. soc. 3 mai 2011, n° 09-67.464) et à la détention d’images pornographiques par un chargé de mission dans un centre de jeunesse (Cass. soc. 8 novembre 2011, n° 10-23.593).

Pour le steward, la cour d’appel de Papeete relevait(3) que l’employeur est fondé à sanctionner la consommation de drogue durant la vie personnelle en considération de deux éléments : la « position critique du salarié au regard de la sécurité » et le temps d’élimination de la drogue, sans qu’il y ait lieu finalement de démontrer que la consommation de stupéfiants a eu des conséquences néfastes sur le travail du salarié.

Car la question de la consommation de stupéfiants par les salariés confronte les employeurs à une problématique inédite totalement distincte de celle de l’alcool. Alors que l’état d’ébriété peut aujourd’hui être facilement constaté par la voie d’éthylotests, dont l’usage figure dans la majorité des règlements intérieurs, la consommation de stupéfiants suscite des difficultés nouvelles tenant, d’une part, aux modalités de dépistages susceptibles d’être utilisées (la pertinence des tests salivaires étant parfois contestée et les tests biologiques ne pouvant être réalisés que par des laboratoires d’analyses), d’autre part, à la durée d’élimination des substances. Ainsi, certains salariés peuvent s’être drogués ou avoir fumé du cannabis en dehors du temps de travail, dans une sphère strictement privée, pourtant la présence de stupéfiants dans leur organisme va persister pendant plusieurs jours, voire semaines et pourra dès lors conduire à un dépistage positif.

Dans le même temps, les impératifs de sécurité ne peuvent naturellement être négligés.

Cette nouvelle problématique conduit à un nécessaire arbitrage entre les impératifs de sécurité et le respect de la vie privée. C’est une nouvelle fois le principe de justification et de proportionnalité qui est sollicité. C’est d’ailleurs la démarche qu’invite à suivre le Comité consultatif national d’éthique dans son avis n° 114, rendu le 19 mai 2011.

En pratique, un guide intitulé « Repères pour une politique de prévention des risques liés à la consommation de drogues en milieu professionnel » a été édité fort à propos en janvier dernier par la Documentation française pour permettre aux employeurs de mieux cerner les enjeux de cette question très délicate et de rappeler quel doit être le rôle de chacun (employeur, salariés, CHSCT, médecin du travail) en la matière.


1. Laeticia Divol, Dictionnaire permanent Sécurité et conditions de travail, « Protection des droits et libertés des salariés », 17 avril 2012.

2. Alain Belot, Les Cahiers sociaux du barreau de Paris, n° 241, mai 2012, p. 165.

3. Cour d’appel de Papeete, 1er avril 2010


Par Caroline Forger-Michon, avocat

Article paru dans la revue Option Droit & Entreprise du 31 mai 2012

Auteurs

Portrait deFroger-Michon Caroline
Caroline Froger-Michon
Associée
Paris