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Interdictions provisoires et proportionnalité en droit des brevets

Quand il est interdit d’interdire

12/10/2020

Avant toute condamnation au fond, le titulaire d’un brevet peut chercher à obtenir des mesures provisoires d’interdiction lorsque la contrefaçon est "vraisemblable" (CPI, art. L. 615-3).

La mesure est efficace : elle a pour effet d’interdire au contrefacteur de poursuivre les actes litigieux, et donc d’arrêter net la production et la commercialisation des produits concernés. Traditionnellement, ce sont les juridictions allemandes qui accordent le plus souvent ce type de mesures mais, en France, un regain d’intérêt a été observé en 2018-2019. Nous vous renvoyons à notre article "Brevets : point sur les actions en interdiction provisoire" pour de plus amples développements à ce sujet. 

Pour les entreprises accusées de contrefaçon, l’interdiction provisoire est évidemment une décision redoutable.

Or, les entreprises craignent de devoir faire face à de plus en plus de procédures de ce type à l’heure où apparaissent en Europe ce que certains appellent de façon péjorative des "patent trolls". Il s’agit d’entités dépourvues d’activité industrielle (non-practicing entities ou NPE) qui détiennent des portefeuilles de brevets et ont pour principale activité de négocier et de concéder des licences sur ces brevets. En effet, si les NPE privilégient généralement l’approche amiable, il peut arriver qu’elles saisissent les juridictions pour faire respecter leurs droits de brevets.

Face à ce phénomène, près de 150 entreprises, dont une trentaine de grands groupes industriels et technologiques comme Apple, BMW ou Sanofi, ont réclamé, dans une lettre adressée le 15 janvier 2020 au commissaire européen en charge du Marché intérieur, Thierry Breton, "des mesures concrètes pour rééquilibrer le système européen des brevets" (lien vers le courrier). En particulier, il est demandé à la Commission de mettre en place des lignes directrices plus précises en collaboration avec les Etats membres, les juges et les entreprises, "qui soutiennent l'application homogène et effective d'un principe de proportionnalité dans les décisions de contrefaçon de brevets".

Le principe de proportionnalité en Europe

Les entreprises qui redoutent les patent trolls demandent plus de proportionnalité. Est-ce à dire que le principe est inconnu du droit de la propriété industrielle ? Non. Le critère de proportionnalité existe en droit européen : la directive 2004/48 du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle précise en son considérant 22 qu’il est "indispensable de prévoir des mesures provisoires permettant de faire cesser immédiatement l’atteinte sans attendre une décision au fond, […] en veillant à la proportionnalité des mesures provisoires en fonction des spécificités de chaque cas d’espèce". Le principe est rappelé sous son article 3.2 : les mesures destinées au respect des droits de propriété intellectuelle doivent notamment être proportionnées et être appliquées de manière à éviter la création d’obstacles au commerce légitime et à offrir des sauvegardes contre leur usage abusif.

Ce principe de proportionnalité existe mais est-il appliqué par les juges ? De plus en plus.

A titre d’exemple, l’arrêt Sisvel International SA contre Xiaomi rendu le 17 mars 2020 par la cour d’appel de La Haye rappelle notamment que le juge ne peut faire droit à une demande d’interdiction provisoire que si le préjudice subi par le breveté ne peut pas être évité autrement. Une mise en balance est ainsi opérée entre les conséquences de l’interdiction pour le défendeur, d’une part, et la portée du dommage subi en l’absence d’interdiction provisoire pour le demandeur, d’autre part. Les juridictions anglaises connaissent aussi ce principe.

Le principe de proportionnalité n’est cependant pas appliqué de manière uniforme au sein des Etats membres ; c’est pour cette raison que la Commission européenne a été approchée.

Le principe de proportionnalité en droit français

En France, dans les cas où la contrefaçon est constatée, le juge va presque toujours ordonner une mesure d’interdiction pour l’avenir. Cela étant, l’importance grandissante du principe de proportionnalité vient de plus en plus tempérer ce principe. Plusieurs décisions récentes rendues dans le cadre de demandes d’interdictions provisoires illustrent ce phénomène.

En particulier, deux arrêts de la cour d’appel de Paris du 14 février 2020 intègrent pleinement le principe de proportionnalité dans l’examen des mesures d’interdiction provisoire (CA Paris, 14 février 2020, n° 19/06114, Mylan c/ Merck Sharp & Dohme et autres, et n° 19/03820, Sandoz c/ Merck Sharp & Dohme et autres).

Pour infirmer les mesures d’interdiction adoptées en première instance, la cour d’appel de Paris rappelle qu’il appartient au juge d’examiner la proportionnalité de la mesure demandée, peu important que le défendeur ait soulevé le caractère disproportionné de l’interdiction provisoire. En application de l’article 3.2 de la directive 2004/48, "le juge des référés, saisi d’une demande d’interdiction […] doit […] s’agissant de mesures provisoires sollicitées avant tout jugement au fond, [apprécier] la proportionnalité desdites mesures au cas d’espèce, et notamment la gravité et le caractère irréparable du préjudice prétendument subi". L’importance du principe de proportionnalité dans ces deux affaires peut toutefois être relativisée dans la mesure où la cour avait préalablement jugé que les conditions d’une interdiction provisoire n’étaient pas réunies en raison des doutes sur la validité du titre de propriété intellectuelle allégué. L’argument de la proportionnalité pris seul n’aurait peut-être pas été suffisant pour faire obstacle aux mesures d’interdiction provisoire.

En revanche, dans d’autres décisions (TJ Paris, ord., 20 janvier 2020, n° 19/60317 et n° 19/60318), le principe de proportionnalité a été le seul motif retenu pour rejeter les demandes d’interdiction provisoire sans même que la question de la contrefaçon ne soit véritablement analysée par le juge. Plus précisément, les demandes d’interdiction formées par IP Com contre Xiaomi et Motorola/Lenovo ont été rejetées exclusivement en raison de leur caractère "disproportionné".

Là encore, le juge français semble fonder son analyse sur une balance des intérêts entre les conséquences dommageables d’une interdiction provisoire pour le défendeur et la nature du préjudice subi par le demandeur ainsi que l’existence éventuelle d’autres moyens de remédier à l’atteinte au brevet. Le raisonnement est détaillé : le breveté avait notamment souligné que l’absence de mesures d’interdiction engendrerait à son détriment un préjudice irréparable lié à "l’anéantissement de la valeur de son portefeuille de brevets". Cet argument n’a pas convaincu le juge qui relève que le breveté n’avait pas communiqué la preuve des licences conclues avec d’autres sociétés et que, par ailleurs, il ne pouvait subir la moindre perte de parts de marché dans la mesure où il n’exploitait pas ses brevets. Du côté des défendeurs, le juge souligne que l’interdiction aurait concerné la quasi-totalité de leurs produits, aurait nuit à leur réputation, aurait eu une influence significative sur le comportement des consommateurs, etc. Surtout, le juge semble avoir attaché une importance particulière à deux éléments : d’une part, la date d’expiration du brevet était très proche et, d’autre part, la menace d’interdiction pourrait être utilisée comme un moyen de pression destiné à forcer les défendeurs à conclure un contrat de licence.

Au regard de l’ensemble de ces considérations, le juge a décidé qu’une mesure d’interdiction serait disproportionnée. A ce titre, le raisonnement semble délicat lorsque le juge compare les conséquences dommageables d’une interdiction à celles attachées à un refus d’interdiction : du côté du breveté, il considère que celui-ci n’établissait pas pourquoi les dommages et intérêts qu’il pourrait obtenir dans le cadre de la future décision au fond seraient insuffisants pour compenser l’atteinte à son droit de propriété alors que, du côté des défendeurs, il retient que les conséquences d’une mesure d’interdiction "ne pourraient être réparées par l’allocation de dommages-intérêts" si la contrefaçon n’était pas retenue au fond. Ce dernier point ne convainc pas entièrement : on ne voit pas vraiment en quoi le préjudice du breveté dont le brevet est contrefait serait plus facile à indemniser que celui du défendeur qui se verrait interdire pour quelques mois de poursuivre des actes manifestement illicites. Sur ce point, le juge aurait aussi pu s’inspirer des décisions étrangères ordonnant au breveté qui obtient une mesure d’interdiction le versement d’une caution destinée à couvrir les éventuelles conséquences dommageables si l’interdiction était finalement révoquée. Cette solution a le mérite de ne pas affaiblir les droits du breveté tout en protégeant celui qui aurait été condamné à tort. 

En tout état de cause, s’agissant d’affaires où le demandeur est une Non-Practicing Entity et les défendeurs des sociétés industrielles, la décision apparaît comme une prise en compte, à la lettre, des inquiétudes exprimées 5 jours plus tôt dans le courrier adressé à la Commission européenne. Cette coïncidence montre combien cette question est dans tous les esprits dans le petit monde de la propriété industrielle.


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