Home / Publications / Loi fiscale rétroactive et Convention européenne...

Loi fiscale rétroactive et Convention européenne des droits de l’homme : un mode d’emploi qui se clarifie

12/12/2011


Le Conseil d’Etat avait déjà jugé certaines lois rétroactives contraires à l’article 1er du Premier protocole de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) mais c’est la première fois qu’il le fait dans le domaine fiscal.


La décision CE 21 octobre 2011 n° 314767 SNC Peugeot constitue la première application positive par le CE de la jurisprudence confrontant les lois fiscales rétroactives à la CEDH(1).

L’article 59 de la loi de finances rectificative pour 2003 est revenu en partie sur la jurisprudence par laquelle le Conseil d’Etat avait estimé « que les biens mis à disposition dans le cadre de relations de sous-traitance doivent être assujettis à la taxe professionnelle au niveau du sous-traitant et non à celui du donneur d'ordre »(2). La nouvelle règle devait s’appliquer non seulement pour l’avenir mais également « sous réserve des décisions passées en force de chose jugée, aux impositions relatives aux années antérieures ».

La SNC Peugeot, qui mettait gratuitement ses outillages à disposition de ses sous-traitants, avait introduit, avant la loi, une réclamation portant sur les impositions auxquelles elle avait été assujettie en méconnaissance de la décision du CE.

L’administration lui ayant opposé la loi rétroactive, elle a invoqué la méconnaissance de l’article 1er du Premier protocole (1P1) de la CEDH et a obtenu gain de cause devant le TA puis devant la CAA.

1 – La notion de biens et l’office du juge de l’impôt

La notion de biens au sens de l’article 1P1 obéit à des distinctions subtiles. Or le juge est susceptible de s’interroger d’office sur cette question et d’opposer l’inapplicabilité de l’article 1P1 sans inviter le justiciable à présenter ses observations.

A – L’appréciation par le juge de l’applicabilité de l’article 1P1

Le juge de l’impôt se refuse à soulever d’office la non-conformité de dispositions internes à des normes de droit supérieur (le CE avait d’ailleurs déjà appliqué la loi rétroactive critiquée sans s’interroger sur sa compatibilité avec la CEDH).

En revanche, si la norme supérieure est invoquée, il appartient au juge de s’interroger d’office sur l’applicabilité au litige en cause de cette norme supérieure. Le CE en a déjà ainsi jugé en ce qui concerne une directive européenne(3) ou encore l’invocation de la liberté de circulation des capitaux par le résident d’un Etat tiers(4).

Dans la décision Fondation de France du 2 juin 2010, l’applicabilité de l’article 1P1, invoqué par le contribuable, n’était pas contestée par l’administration qui admettait même l’existence d’un bien au sens de l’article 1P1. Pourtant, le CE a jugé l’article 1P1 inapplicable, sans inviter le requérant à présenter ses observations (en se basant sur une lecture très sévère - surtout s’agissant de délicates questions d’interprétation - de l’article R.611-7 du CJA).

B - L’espérance légitime de se voir restituer une imposition : un concept aux contours encore flous

La Cour EDH a adopté une conception large de la notion de bien en y incluant notamment des créances qui, sans être ni constatées ni liquidées par une décision de justice, constituent néanmoins « une espérance légitime » d’obtenir la restitution d’une imposition(5).

Comme le rappelait Claire Legras dans ses conclusions sous la décision commentée, cette notion d’espérance légitime a des contours imprécis. Au cas particulier, l’hésitation était permise car la loi rétroactive était intervenue seulement quelques mois après la décision du CE qu’elle invalidait. Mais cette décision ne revenait pas sur une jurisprudence ancienne et constante. Elle précisait au contraire la jurisprudence antérieure. La SNC disposait donc bien d’une espérance légitime.

Mais à partir de quand cette espérance était-elle suffisamment cristallisée pour qu’une loi rétroactive ne puisse la remettre en cause ? Le contribuable pourrait soutenir que c’est au moment où il a acquitté l’imposition dont il peut légitimement espérer la restitution. L’administration fiscale a tendance à considérer que c’est seulement à partir de l’introduction de la requête devant le juge.

Claire Legras a suggéré une voie médiane, en considérant que les contribuables doivent, à la date de publication de la loi rétroactive, avoir déjà présenté une réclamation. On peut penser que le Conseil d’Etat ira dans ce sens.

2 – Justifications des atteintes au respect des biens

Une fois établi que la SNC disposait d’un bien au sens de l’article 1P1 et que la loi lui portait nécessairement atteinte, restait à savoir si un motif d’intérêt général pouvait justifier cette atteinte.

A – Simples motifs d’intérêt général ou raison impérieuse d’intérêt général ?

Pour se prononcer sur les arguments de l’administration, la CAA avait recherché si la loi contestée ménageait un « juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général et les impératifs de sauvegarde du droit au respect des biens », ce qui pouvait surprendre alors que d’impérieux motifs d'intérêt général sont en principe requis pour admettre la conventionnalité d'une atteinte rétroactive à un bien protégé par les stipulations de l’article 1P1(6).

Mais la décision commentée ne livre pas d’enseignement sur ce point. La CAA a jugé que les motifs mis en avant par l’administration, et notamment les motifs budgétaires, ne présentaient pas un intérêt général suffisant. Le CE se borne donc à juger que la cour n’a pas commis d’erreur de droit en estimant que les motifs mis en avant par l’administration ne présentaient pas un caractère suffisant.

B – faut-il sauver le motif budgétaire ?

L’administration mettait en avant, d’une part, la perte de recettes résultant de l’application pour le passé de la jurisprudence du CE, et, d’autre part, le risque de mise en jeu de la responsabilité de l’Etat par les collectivités locales.

La question de la pertinence d’un motif tiré de la perte de recettes en tant que justification d’une loi rétroactive au regard des stipulations de la CEDH divise les juridictions nationales et la Cour EDH. Le CE et la Cour de Cassation ont plusieurs fois jugé ce motif suffisant, et ont ensuite été contredits par la Cour EDH.

L’administration reprochait à la CAA d’avoir implicitement jugé qu’un motif budgétaire ne pouvait pas à lui seul constituer une raison impérieuse d’intérêt général de nature à justifier une loi rétroactive. Pour Claire Legras, la cour s’est bornée à constater que la perte de recettes alléguée de 100 M€ environ (estimation qui n’était d’ailleurs pas sérieusement étayée) n’était pas suffisante.

La Cour EDH n’a par ailleurs jamais admis qu’un motif budgétaire puisse être à lui seul de nature à constituer une raison impérieuse d’intérêt général. Ce n’est que dans des cas très particuliers qu’elle admet de le prendre en considération, lorsqu’il vient conforter d’autres motifs de nature à constituer, pris ensemble, une raison impérieuse d’intérêt général. Elle est également plus exigeante lorsqu’elle refuse de prendre en considération des pertes de recettes purement éventuelles(7). Cette approche est parfaitement cohérente avec le principe selon lequel seuls sont recevables à invoquer l’article 1P1 les contribuables qui ont introduit une réclamation à la date d’entrée en vigueur de la loi rétroactive.

En matière d’impositions locales, l’administration fait souvent valoir, comme elle l’avait fait ici, le risque de pertes de recettes pour les collectivités locales, et corrélativement le risque de mise en jeu de la responsabilité de l’Etat qui pourrait en découler. Mais, là aussi, le caractère purement éventuel de ce risque à la date d’adoption de la loi rétroactive ne pouvait conduire à ce qu’il soit pris en considération. En outre, comme l’a relevé Claire Legras dans cette affaire, cet argument est généralement sans portée, puisque, en matière d’impôts locaux, c’est l’Etat, et non les collectivités locales, qui supporte la charge des dégrèvements contentieux.

En conclusion, la décision commentée, sans lever toutes les zones d’ombre sur l’application par les juridictions nationales de la jurisprudence de la Cour EDH relative aux lois rétroactives, apporte plusieurs clarifications importantes. Elle confirme également que, en l’état actuel de la jurisprudence du Conseil constitutionnel(8), le recours à la CEDH est plus efficace que la QPC pour contester le bien fondé de lois fiscales rétroactives.

L’utilisation concomitante des deux voies de droit paraît néanmoins s’imposer, ne serait-ce que parce que le recours à la QPC pourrait être pris en considération par la Cour EDH pour apprécier la condition d’épuisement des voies de recours à laquelle est subordonnée sa saisine.


1. Cet article est une version condensée de celui que l’auteur a publié au Feuillet rapide fiscal-social n°44 du 2 décembre 2011, p. 9

2. CE 25 avril 2003, ministre c/ Sté Asco Joucomatic

3. CE, 6 nov. 2002, n° 221032, SNC Sodepar

4. En censurant l’erreur de droit commise par une CAA pour ne pas avoir relevé d’office que la clause de gel de l’article 64 du traité sur le fonctionnement de l’UE faisait obstacle à l’application de cette liberté CE 28 juillet 2011 n° 322672 Holzer

5. CEDH 16 avril 2002 Dangeville c/ France

6. CEDH, 14 février 2006, Lecarpentier c/ France

7. CEDH 25 novembre 2010 Lilly France

8. Voir en dernier lieu Cons.constit., décision n° 2011-166 QPC du 23 septembre 2011


Par Stéphane Austry, avocat associé,

Article paru dans la revue Option Finance du 12 décembre 2011

Auteurs

Portrait deStéphane Austry
Stéphane Austry
Associé
Paris