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Entreprises liées, taux de marché et contrôle conjoint

La jurisprudence se précise

09/12/2022

Saisi d’un nouveau contentieux en matière de déduction des intérêts sur prêts intragroupes, le Conseil d’Etat a apporté, dans deux décisions du 20 septembre dernier1, d’utiles précisions sur cette problématique désormais classique lors des contrôles fiscaux. Retour sur ces arrêts qui confirment les exigences attendues pour la démonstration d’un taux de marché et se prononcent, de manière inédite, sur la prise en compte du contrôle conjoint pour l’appréciation des liens de dépendance.

En application de l’article 212 du Code général des impôts (CGI), les intérêts dus au titre de prêts intragroupes sont déductibles dans la limite d’un « taux fiscal » correspondant au taux moyen pratiqué par les établissements de crédit pour les prêts variables aux entreprises d’une durée de plus de deux ans. En présence de sociétés liées, ce taux fiscal peut toutefois être écarté au profit d’un « taux de marché » correspondant au taux que l’emprunteuse aurait pu obtenir d’établissements ou d’organismes financiers indépendants dans des conditions analogues.

La faculté de se prévaloir de ce taux de marché est réservée aux prêts conclus entre des entreprises présentant des liens de dépendance au sens du 12 de l’article 39 du CGI. Tel est le cas lorsqu’une entreprise détient, directement ou indirectement, la majorité du capital d’une autre ou y exerce en fait le pouvoir de décision, ou lorsqu’elles sont placées l’une et l’autre, dans les conditions définies ci-avant, sous le contrôle d’une tierce entreprise. La charge de la preuve du taux de marché pèse alors sur l’emprunteuse.

Les financements intragroupes sont particulièrement scrutés par l’administration fiscale lors des contrôles et donnent lieu à des discussions parfois âpres sur ce sujet, certains services vérificateurs contestant de manière quasi-systématique aussi bien les éléments produits par les contribuables pour justifier du taux de marché que la possibilité même de se prévaloir d’un tel taux lorsque la créancière détient une participation minoritaire au capital de sa débitrice.

Saisi de litiges relatifs à la déduction des intérêts d’emprunts obligataires intragroupe…

Dans les affaires portées devant le Conseil d’Etat, une société holding dénommée HGFI et sa filiale, la société HCL Maître Pierre ont émis, concomitamment, des obligations convertibles portant intérêt au taux de 12 % et assorties d’une prime de non-conversion de 3 %. L’emprunt émis par la filiale a été intégralement souscrit par HGFI tandis que les obligations émises par HGFI ont été souscrites par deux investisseurs financiers détenant respectivement environ 48 % et 5 % du capital de la société holding.

L’administration fiscale a contesté la déduction des intérêts dus à raison des emprunts obligataires et réintégré dans le résultat fiscal des sociétés émettrices la fraction de ces intérêts excédant le taux fiscal, en l’occurrence fixé à 2,82 % sur la période en cause.

Les sociétés émettrices s’estimaient quant à elles fondées à se prévaloir d’un taux de marché et produisaient plusieurs études économiques pour justifier le caractère normal du taux de 12 %.

… le Conseil d’Etat rappelle les exigences attendues des analyses économiques pour la démonstration du taux de marché…

Le Conseil d’Etat souligne en préambule que l’entreprise emprunteuse peut apporter la preuve du taux de marché par tout moyen. Elle peut ainsi tenir compte du rendement d’emprunts obligataires d’entreprises se trouvant dans des conditions économiques comparables lorsque ces emprunts constituent, précise le Conseil d’Etat en reprenant les termes de l’avis Sté Wheelabrator Group2, « dans l’hypothèse considérée, une alternative réaliste à un financement intragroupe ».

En l’espèce, la société HCL Maître Pierre présentait trois études économiques qui répertoriaient les taux d’emprunt obligataires obtenus par des sociétés d’Europe de l’Ouest, au profil de risque prétendument comparable.

Pour apprécier la comparabilité de la société qui s’était vue attribuer une note de crédit de BB+ sur l’échelle de l’agence de notation Standard & Poor’s et une note B2 sur l’échelle de Moody’s avec les sociétés identifiées dans les benchmarks, les juges d’appel relevaient que la note B2 chez Moody’s correspond à la note BB+ chez S&P’s, ce qui constitue une dénaturation des pièces du dossier justifiant l’annulation de la décision.

Jugeant l’affaire au fond, le Conseil d’Etat analyse en détail les trois benchmarks présentés par la société avant de les écarter.

Le premier benchmark est écarté car fondé, non sur les données propres de la filiale requérante, mais sur les données consolidées du groupe qu’elle formait avec sa société mère. Si la consolidation des risques entre une société mère et sa fille a été admise par le Conseil d’Etat dans sa décision Sté Apex Tool Group3, ce n’est que pour les besoins de l’analyse du profil de risque de la société mère. Comme le rappelle Romain Victor dans ses conclusions, une telle prise en compte consolidée ne peut se faire que dans le « sens descendant » (i.e., en prenant en compte la situation des filiales pour apprécier le profil de risque de la mère) et non dans un « sens ascendant » pour apprécier le profil de risque d’une filiale.

Le deuxième benchmark, bien que se fondant sur les caractéristiques propres de la société requérante conformément aux exigences issues de la décision Sté Siblu4, est lui aussi écarté car il renvoie au même panel de sociétés que le premier benchmark.

Ces deux études reposaient au demeurant sur une comparaison entre l’emprunt obligataire convertible émis par HCL Maître Pierre, et les données de sociétés ayant émis des obligations classiques non convertibles mais ne tiennent en aucune manière compte de ce que la rémunération versée par l’émetteur d’une obligation convertible en actions est plus faible ou à tout le moins est susceptible d’être plus faible que celle versée par l’émetteur d’obligations non convertibles, ce qui biaise complètement la comparaison.

Enfin, le troisième benchmark, qui ne reposait que sur des considérations générales relatives aux problématiques de financement dans le cadre de restructuration de sociétés, est également jugé non probant.

… et confirme implicitement la prise en compte du contrôle conjoint dans l’appréciation des liens de dépendance

Dans l’affaire HGFI, la détention des obligations par deux investisseurs minoritaires a soulevé la question suivante : des actionnaires minoritaires contrôlant conjointement une société emprunteuse peuvent-ils être regardés comme des entreprises liées à celle-ci au sens du 12 de l’article 39 du CGI ?

Appelé à se prononcer sur cette question pour la première fois en formation de jugement, le Conseil d’Etat relève que l’objet du pacte d’actionnaires se limitait en l’espèce à « définir les modalités de détention et de transfert des titres de la société et assurer la stabilité de son actionnariat, définir les modalités de la liquidation de la participation des parties, définir les obligations des parties, définir les droits d’information de l’investisseur financier » et juge que ni le pacte ni aucune autre pièce du dossier ne permet d’établir que les souscripteurs des obligations, qui détiennent ensemble la majorité du capital social de la société HGFI, y exerceraient ensemble le pouvoir de décision au sens du 12 de l'article 39 du CGI.

La Haute juridiction confirme ainsi implicitement mais nécessairement qu’un contrôle conjoint est susceptible de caractériser des liens de dépendance au sens du 12 de l’article 39 du CGI et ouvre la possibilité, pour les contribuables, de se prévaloir d’un taux de marché lorsque l’emprunt est souscrit auprès d’actionnaires minoritaires contrôlant conjointement la société emprunteuse.

Au cas d’espèce, la société HGFI échoue à démontrer l’existence d’un contrôle conjoint de ses actionnaires minoritaires. Mais les précisions apportées par le rapporteur public dans ses conclusions fournissent quelques clés pour définir les contours de la notion de pouvoir de décision exercé en commun au sens du 12 de l’article 39, 12 du CGI.

L’exercice en commun du pouvoir de décision impose, à notre avis, aux contribuables et à leurs conseils de procéder à une analyse détaillée des stipulations des statuts et, le cas échéant, des pactes d’actionnaires relatives au processus décisionnel (règles de quorum, de majorité, de vote en assemblée générale, attributions respectives des organes de direction, etc.) pour déterminer si ces éléments juridiques révèlent une volonté et un accord des actionnaires en vue de la mise en œuvre d’une politique commune destinée à déterminer en fait les décisions prises au niveau de la débitrice. Notons à ce dernier égard que le bénéfice d’un droit de veto ne parait pas devoir être interprété comme induisant nécessairement un pouvoir de décision, tout dépendant en réalité de la portée de ce droit.

Si cette décision ne purge pas l’ensemble des incertitudes entourant la définition de l’exercice conjoint du pouvoir de décision, elle présente le mérite d’harmoniser ou à tout le moins d’initier une certaine convergence entre l’appréciation de la notion d’entreprises liées pour la limitation de la déduction des intérêts et celle de contrôle définie par le droit commercial, telle qu’elle est retenue par exemple pour l’application de l’amendement Charasse.

Article paru dans Option Finance le 28/11/2022


1. Conseil d’Etat, 20 septembre 2022, n°455651, SASU HCL Maître Pierre et n° 455655, SAS HGFI Saint-Martin
2.  Conseil d’Etat, 10 juillet 2019, nos 429426 et 429428
3. Conseil d’Etat, 29 décembre 2021, n° 441357
4. Conseil d’Etat, 18 mars 2019, n° 411189


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