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Querelle de propriétaires autour de la restitution à l’Etat d’œuvres d’art ancien

Deux illustrations récentes

08/01/2020

Des propriétaires d’œuvres d’art ancien sont aujourd’hui tenus de les restituer à l’Etat : ils n’en seraient jamais valablement devenus propriétaires, du fait de l’imprescriptibilité et de l’inaliénabilité des biens relevant du domaine public.

Dans deux affaires, qui concernaient une statue d’albâtre ayant orné parmi quarante autres pleurants le tombeau de Philippe II le Hardi et un fragment du jubé de la Cathédrale de Chartres, l’Etat, saisi d’une demande de certificat d’exportation, a non seulement refusé de l’accorder, mais a ordonné la restitution des biens en cause aux « propriétaires ».

Selon lui, ces œuvres, qui appartenaient à l’Eglise avant la Révolution, auraient intégré le domaine national en vertu du décret de l’Assemblée constituante du 2 novembre 1789. Par la suite, faute d’avoir fait l’objet d’un décret autorisant leur aliénation dans les conditions prévues par le décret des 28 novembre et 1er décembre 1790, elles n’auraient jamais cessé d’appartenir au domaine public. En raison de cette appartenance, le Pleurant comme le Jubé étaient inaliénables et imprescriptibles et les particuliers qui en avaient fait l’acquisition après la Révolution n’en seraient en réalité jamais devenus valablement propriétaires. Dans les deux cas, le raisonnement tenu par l’Etat est confirmé par les juridictions administratives et judiciaires : par une décision du Conseil d’Etat du 21 juin 2018 (n° 408822) s’agissant du Pleurant, et par un arrêt de la cour administrative d’appel de Paris du 29 janvier 2019 (n° 17PA02928) et une décision de la Cour de cassation du 13 février 2019 (n° 18-13.748) s’agissant du Jubé de Chartres.

Assimilation du domaine public au domaine national : des enjeux juridiques significatifs

Dans l’affaire du Jubé de Chartres, la cour administrative d’appel de Paris a suivi le raisonnement proposé par le Conseil d’Etat dans sa décision du Pleurant, qui mène, sans aucune étape intermédiaire, du domaine national au domaine public. Ce faisant, la Cour a répliqué le « raccourci vertigineux » de la Haute juridiction (l’expression est du Professeur Jean-François Giacuzzo (Le pleurant n° 17 du tombeau de Philippe le Hardi : histoire d'un meuble national, RFDA 2018, p. 1057).

L’identité entre domaine national et domaine public était pourtant loin d’être évidente, en particulier tout au long du 19e siècle, période pendant laquelle les objets en cause auraient échappé à l’Administration, et au cours de laquelle l’article L. 2112-1 du Code général de la propriété des personnes publiques relatif au domaine public mobilier n’était pas en vigueur.

Ainsi, en 1900, Maurice Hauriou rappelait que des biens relevant du domaine privé des personnes publiques figuraient également dans le domaine national (Précis de droit administratif et de droit public général à l'usage des étudiants en licence et en doctorat ès-sciences politiques, 4e édition 1900, p. 609). Or, s’agissant des biens relevant du domaine privé, les règles d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité ne sont en principe pas de mise, et la prescription acquisitive peut donc trouver à s’appliquer.

Certes, on peut estimer que le raccourci emprunté est sans incidence au regard de la jurisprudence développée tout au long du 19e siècle. Sur son fondement, les biens meubles culturels et cultuels appartenant aux personnes publiques relevaient de leur domaine public à raison de leur ancienne appartenance au domaine de la Couronne, de leur affectation (au culte, au public ou à un immeuble) ou, plus tardivement et de manière plus incidente, de leur intérêt patrimonial (voir sur ce point Stéphane Duroy, Bien meubles culturels et cultuels, Considérations sur une appartenance exclusive au domaine public mobilier, RFDA 2007, p. 1155).

Mais ces décisions, outre qu’elles suscitaient de vifs débats doctrinaux, n’avaient rien d’automatique, et les règles spécifiques du domaine public – inaliénabilité et imprescriptibilité - ont pu être écartées faute d’affectation des œuvres au culte ou au public.

Assimilation du domaine national au domaine public : une solution qui n’avait rien d’évident

Ainsi, dans une affaire qui n’est pas sans rappeler celle du Pleurant, la cour d’appel de Dijon, par une décision du 3 mars 1886, a exclu l’appartenance au domaine public du tombeau de Philippe Pot intégré au domaine national à la Révolution et acquis en 1808 par le comte Richard de Vesvrotte. L’autorité compétente avait en effet omis d’affecter l’œuvre à l’utilité générale après la vente des biens de l’abbaye de Cîteaux le 4 mai 1791 (vente dont le tombeau avait pourtant été exclu par l’Administration). A noter que selon la cour de Dijon, la seule autorité compétente pour décider d’une telle affectation eut été le Comité d’aliénation des biens nationaux nommé par l’Assemblée nationale.

Et d’une manière générale, la logique aujourd’hui adoptée apparaît diamétralement opposée à celle qui avait pu prévaloir dans une affaire célèbre jugée par le Conseil d’Etat le 17 février 1932 dite Commune de Barran relative à l’enlèvement de stalles d’une église par un particulier qui en avait fait l’acquisition. Le Conseil d’Etat avait alors explicitement écarté les débats relatifs à la régularité de l’acquisition des stalles – eu égard à leur appartenance au domaine public - pour ne se concentrer que sur leur affectation au culte, consacrée par l’article 5 de la loi du 2 janvier 1907 concernant l'exercice public des cultes.

C’est tout l’inverse qui semble prévaloir dans les décisions contemporaines où l’inaliénabilité se déduit de l’appartenance au domaine national, sans que l’on s’interroge sur l’affectation qui était celle des œuvres lors de leur acquisition par des particuliers.

Des conséquences pratiques considérables pour les particuliers comme pour l’Administration

Si la seule intégration dans le domaine national vaut appartenance au domaine public, alors l’inaliénabilité et l’imprescriptibilité valent pour tous les biens qui relevaient du domaine ecclésiastique avant 1789 et qui n’ont pas fait l’objet d’un décret permettant leur aliénation, sans qu’aucune distinction ne puisse être opérée selon l’affectation ou la valeur de ces biens.

Une telle perspective est évidemment des plus menaçantes pour tous les « propriétaires » d’objets d’art dont on peut craindre qu’ils aient appartenu à l’Eglise avant 1789. Et les intéressés n’étant ainsi guère incités par la jurisprudence récente à faire état de leur collection d’art ancien, c’est la transparence du marché, la traçabilité et l’accès aux œuvres qui pourraient in fine en pâtir. Il est ainsi à craindre que le traitement accordé au Pleurant de Philippe II dissuade ses camarades bourguignons encore égarés de refaire surface…

Mais en pratique, ces décisions pourraient également placer l’Administration dans une position inconfortable : en théorie elle se voit en effet tenue de refuser les certificats d’exportation pour les biens en cause et d’obtenir la restitution de ces biens - et donc d’en assurer la conservation - alors même qu’elle n’en verrait pas l’opportunité du point de vue de sa politique culturelle ou patrimoniale. Les décrets de 1789 et de 1790 constituent une arme juridique puissante et peu coûteuse, mais dont la radicalité pourrait se révéler incompatible avec l’existence d’une stratégie patrimoniale ciblée et cohérente, telle que l’Inspection générale des finances l’appelait de ses vœux dès 2001 (Rapport sur la protection des trésors nationaux et les moyens d'acquisition d'œuvres d'art par l'Etat).

Par ailleurs, l’Etat pourrait se retrouver en porte à faux vis-à-vis de sa conception extensive du domaine public mobilier au regard de l’épineux problème des restitutions des objets d’art ayant appartenu à des nations étrangères : il serait en effet malvenu d’opposer à ces nations les effets de la prescription acquisitive qu’il dénie lorsqu’il est question de son propre domaine.

Si la jurisprudence actuelle devait se confirmer, il faudrait donc envisager un changement de la législation. Ce dernier pourrait se fonder sur l’article 12 de l’ordonnance n° 2017-562 du 19 avril 2017 relative à la propriété des personnes publiques, qui offre la possibilité de régulariser la cession de biens intervenus en méconnaissance des règles gouvernant la domanialité publique. Ce mécanisme n’est en l’état pas applicable aux affaires en cause, car il présuppose de connaître les conditions dans lesquelles un bien est sorti du domaine public, mais sur le fond, sa vocation est de protéger les propriétaires de bonne foi, qui ne sont pas responsables des conditions dans lesquelles le bien qu’ils acquièrent a été soustrait à la propriété publique. Il ne serait donc pas illégitime qu’il soit étendu pour résoudre les situations les plus choquantes auxquelles le décret du 2 septembre 1789 persiste, plus de deux cents ans après la Révolution, à donner lieu.


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