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Secondes applications thérapeutiques : la décision "Santen" rebat les cartes

A propos de la décision de la CJUE du 9 juillet 2020

25/01/2021

Un principe actif faisant l’objet d’une AMM au titre d’une première application thérapeutique ne pourra plus bénéficier d’un CCP pour une nouvelle utilisation. Retour sur les motifs et les conséquences de ce revirement.

Le certificat complémentaire de protection (CCP) est un titre de propriété intellectuelle spécifique au secteur du médicament. Ce titre permet à un laboratoire de bénéficier d’une période de protection complémentaire après l’expiration du brevet relatif à un médicament qui a reçu une autorisation de mise sur le marché en Europe (AMM).

Les CCP sont régis par le règlement européen n° 469/2009 du 6 mai 2009. Son article 3 précise les conditions pour les obtenir. Le produit pharmaceutique pour lequel un CCP est demandé doit :

  • être protégé par un brevet de base en vigueur ;
  • ne pas avoir déjà fait l’objet d’un CCP ; et
  • avoir obtenu une AMM en cours de validité, cette AMM devant être la première du produit en tant que médicament.

Cette dernière condition a fait l’objet d’une jurisprudence fournie de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). En effet, il n’est pas rare, dans le secteur pharmaceutique, qu’un même principe actif puisse faire l’objet de plusieurs applications thérapeutiques, chacune suscitant alors la délivrance d’une AMM distincte. Peut-on alors considérer que l’AMM obtenue pour une deuxième application thérapeutique d’un produit constitue une "première" AMM au sens de l’article 3 du règlement du 6 mai 2009 ?

Répondre à cette question revient à déterminer si un même principe actif peut bénéficier de plusieurs CCP s’il est utilisé dans plusieurs applications thérapeutiques (qui ont fait l’objet d’AMM différentes). L’enjeu économique peut être important car le deuxième CCP fondé sur une AMM ultérieure permettra de conserver un monopole sur l’application concernée après l’expiration du premier CCP.

Jusqu’à son arrêt "Santen" du 9 juillet 2020, la CJUE tendait à répondre par l’affirmative : "la seule existence d’une autorisation de mise sur le marché antérieure obtenue pour le médicament à usage vétérinaire ne s’oppose pas à ce que soit délivré un certificat complémentaire de protection pour une application différente du même produit pour laquelle a été délivrée une autorisation de mise sur le marché" (CJUE, 19 juillet 2012, C-130/11, Neurim). Sur la base de cette jurisprudence, il était donc possible d’obtenir un CCP pour un médicament dans une nouvelle application thérapeutique alors même que le même principe actif utilisé dans une autre application thérapeutique avait déjà bénéficié d’un premier CCP. Une condition devait cependant être remplie : l’application nouvelle devait entrer dans le champ de la protection conférée par le brevet de base.

Par un arrêt pédagogique du 9 juillet 2020, la CJUE revient sur cette solution de manière radicale : "l’article 3, sous d), du règlement (CE) n° 469/2009 […] doit être interprété en ce sens qu’une autorisation de mise sur le marché ne peut pas être considérée comme étant la première autorisation de mise sur le marché, au sens de cette disposition, lorsque celle-ci porte sur une nouvelle application thérapeutique d’un principe actif, ou d’une combinaison de principes actifs, qui a déjà fait l’objet d’une autorisation de mise sur le marché pour une autre application thérapeutique" (CJUE, 9 juillet 2020, C-673/18).

Les faits à l’origine de la décision : le rejet du deuxième CCP par l’Office français

Santen est un laboratoire titulaire d’un brevet déposé en 2005 protégeant notamment une émulsion ophtalmique qui repose sur le principe actif "ciclosporine", un agent immunosuppresseur.

Le 19 mars 2015, elle obtient une AMM pour l’Ikervis® reposant sur ce principe actif. Il s’agit d’un collyre en émulsion administré par une goutte dans l’œil permettant le traitement de la kératite sévère (inflammation de la cornée). Le 3 juin 2015, elle dépose en France une demande de CCP pour cette indication.

L’INPI rejette sa demande, arguant de l’existence d’une AMM antérieure relative à la ciclosporine, alors connue en solution buvable utilisée pour la prévention du rejet de greffes d’organes ou de moelle osseuse et le traitement de l’uvéite (médicament Sandimmun®).

Sur la base de la jurisprudence "Neurim", Santen considérait que l’Ikervis® constituait une application différente de la ciclosporine qui entrait dans le champ de la protection conférée par le brevet de 2005. A ce titre, elle devait pouvoir faire l’objet d’un CCP nonobstant la délivrance d’une AMM antérieure pour le Sandimmun®.

Au contraire, l’INPI soutient une interprétation plus stricte de la notion d’"application différente" : pour justifier l’octroi d’un CCP, la nouvelle AMM aurait dû porter sur une indication relevant d’un champ thérapeutique nouveau ou sur un médicament au sein duquel le principe actif exerce une action différente. En l’occurrence, il ne serait pas démontré que l’Ikervis® relève d’un champ thérapeutique nouveau par rapport au Sandimmun®, tous deux ayant trait au traitement d’inflammations dans le domaine ophtalmologique. Par ailleurs, il n’est pas établi que la ciclosporine exerce une action différente au sein de l’Ikervis® et du Sandimmun® : dans les deux indications, la ciclosporine agirait via le même mécanisme d’action anti-inflammatoire.

Saisie du litige, la cour d’appel de Paris avait décidé, par un arrêt du 9 octobre 2018 (CA Paris, 9 octobre 2018, n° 17/19934), de surseoir à statuer et de soumettre deux questions préjudicielles à la CJUE. En substance :

  • la notion "d’application différente" doit-elle s’entendre de manière stricte ou au contraire de manière extensive, incluant non seulement des indications thérapeutiques et des maladies différentes, mais encore des formulations, posologies et/ou modes d’administration différents ?
  • la notion "d’application entrant dans le champ de protection conférée par le brevet de base" telle qu’elle résulte de la jurisprudence Neurim implique-t-elle que la portée du brevet de base doive concorder avec celle de la nouvelle AMM et par conséquent se limiter à la nouvelle utilisation médicale correspondant à l’indication thérapeutique qui y est mentionnée ?

La décision de la Cour de justice de l’Union : un revirement

Dans sa décision du 9 juillet 2020, la CJUE traite ces deux questions conjointement et appuie son raisonnement sur une analyse littérale de l’article 3(d) du règlement 469/2009.

L’article 3(d) impose que l’AMM obtenue soit la première autorisation de mise sur le marché du produit en tant que médicament. Or le produit est défini par le règlement comme "le principe actif ou la composition de principes actifs d’un médicament". La CJUE rappelle, à la suite de ses décisions MIT (CJCE, 4 mai 2006, C-431/04) et Forsgren (CJUE, 15 janvier 2015, C-631/13), que la notion de "principe actif" se rapporte à une substance qui a une "action propre sur l'organisme humain ou animal", c'est-à-dire une "action pharmacologique, immunologique ou métabolique propre", et que cette notion n’est pas dépendante de la manière dont le produit est employé. Par conséquent, le fait qu’un principe actif soit utilisé aux fins d’une nouvelle application thérapeutique ne lui confère pas la qualité de produit distinct.

La Cour en déduit que la première AMM délivrée pour un produit comportant le principe actif ou la combinaison de principes actifs visée vaut première autorisation de mise sur le marché du produit en tant que médicament, quand bien même ce dernier aurait fait l’objet d’une nouvelle AMM pour une nouvelle application thérapeutique.

Les conséquences : un affaiblissement de la protection dans le contexte du "drug repurposing"

Cette décision était attendue alors que la portée de la jurisprudence "Neurim" soulevait un certain nombre d’incertitudes. Ainsi que le relève l’avocat général Pitruzella sur la base d’une étude réalisée par l’institut Max Planck, la portée de l’arrêt "Neurim" avait ouvert la porte à plusieurs interprétations possibles, donnant lieu à des pratiques divergentes des offices nationaux des brevets. Certains cantonnaient son application aux cas d’une première AMM vétérinaire et d’une seconde AMM en médecine humaine (offices néerlandais et portugais notamment), d’autres n’y avaient recours qu’en cas de "nouvelle indication médicale", d’autres encore l’étendaient aux cas "d’application différente".

En optant pour une analyse plus rigoureuse de la notion de produit reposant sur une lecture plus littérale et moins téléologique du règlement, la Cour met fin aux incertitudes. Elle entend par là-même rééquilibrer la balance des intérêts en présence.

Ainsi qu’il est rappelé par la Cour, le fait que le CCP ait pour objectif de pallier l’insuffisance de la protection conférée par le brevet à amortir les investissements effectués dans la recherche de nouveaux principes actifs ou combinaisons et partant à encourager cette recherche, ne doit pas occulter les autres intérêts en jeu, "y compris ceux de la santé publique, dans un secteur aussi complexe et sensible que le secteur pharmaceutique". La ligne avait au demeurant déjà été annoncée dans la décision Abraxis Bioscience : "le législateur a entendu, en instituant le régime du CCP, favoriser la protection non pas de toute recherche pharmaceutique donnant lieu à la délivrance d’un brevet et à la commercialisation d’un nouveau médicament, mais de celle qui conduit à la première mise sur le marché d’un principe actif ou d’une combinaison de principes actifs en tant que médicament" (CJUE, 21 mars 2019, C-443/17).

En prenant en considération la première AMM délivrée pour l’utilisation du principe actif concerné, la CJUE limite de fait substantiellement la protection octroyée aux titulaires de brevets qui adoptent des approches dites de "drug repurposing". Dans le cas Santen, l’Ikervis® n’a pu être commercialisé sur la base de l’AMM délivrée pour le Sandimmun® ; il n’a pu l’être qu’à compter de la délivrance de la seconde AMM. Santen a donc vu sa durée de protection amputée de la durée nécessaire pour obtenir cette nouvelle AMM, sans que cette durée ne puisse donner lieu à une protection complémentaire à l’expiration du brevet de base. La Cour tend par là-même à opérer une distinction dans la protection des efforts de recherche portant sur le "drug repurposing" et ceux relatifs aux nouvelles molécules ("new chemical entities", NCE).

Cette tendance n’est au demeurant pas nouvelle. La CJUE limitait ainsi les possibilités de délivrance d’un nouveau CCP lorsqu’un brevet de base a déjà conduit à l’octroi d’un premier CCP. Dans son arrêt Actavis c/ Sanofi, elle optait à cet égard pour une interprétation plus stricte de l’article 3(c) du règlement, comme s’opposant à ce qu’un brevet puisse permettre l’octroi de deux CCP successifs sur la base de deux AMM différentes lorsque la seconde AMM porte sur une combinaison du principe actif protégé par le brevet avec un autre principe actif non protégé (CJUE, 12 décembre 2013, C-443/12). Cette solution a été récemment suivie par la cour d’appel de Paris (CA Paris, 25 septembre 2020, n° 18/23642 ; sur cet arrêt, voir notre article "Annulation en appel du certificat complémentaire de protection ézétimibe+simvastatine : condition relative au produit protégé par un brevet de base").

L’arrêt offre de ce fait des perspectives intéressantes pour les génériqueurs, en sus de la brèche ouverte dans le régime de protection des CCP par le règlement 2019/933 du 20 mai 2019. Pour rappel, la protection conférée par un CCP sur les médicaments ne s’étend désormais plus à la fabrication aux fins d’exportation hors Union européenne ou de stockage dans les 6 mois précédant l’expiration du CCP, sous certaines conditions. C’est ce qui est appelé le "manufacturing waiver". L’objectif est affiché : il s’agit de remédier au désavantage concurrentiel des fabricants de génériques et de biosimilaires européens par rapport à ceux localisés dans des pays tiers et partant, de stimuler l’industrie européenne du générique.

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Lire également : Annulation en appel du certificat complémentaire de protection ézétimibe+simvastatine : condition relative au produit protégé par un brevet de base

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