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L’investissement dans une activité économique ou le parcours du combattant du cédant ré-investisseur (1ère partie)

Article paru dans la Revue Option Finance du 12 novembre 2012

12/11/2012


Le Conseil d’Etat vient de transposer, par un arrêt du 27 juillet 2012 (n° 327295, Berjot) au sursis d’imposition un courant jurisprudentiel consacré, en matière de report d’imposition, par les arrêts Bauchart, Bazire et Four du 8 octobre 2010. Force est de constater qu’après 12 ans d’application du dispositif du sursis, nombre de questions restent sans réponse, qui sont autant de sources d’insécurité pour le contribuable. Au premier rang figure celle de la nature du réinvestissement qui distinguerait l’apport-cession non abusif de l’apport-cession abusif. Analyse critique de la jurisprudence et panorama des problématiques induites.


1. L’appréciation par le juge de l’intention réelle ou supposée du législateur : de l’exigence de réinvestissement au caractère « économique » du réinvestissement

Ainsi que le rappelle fort justement le rapporteur public Laurent Olléon sous les arrêts de 2010, la finalité du mécanisme de report d’imposition est d’éviter qu’un contribuable ne soit immédiatement taxé à raison d’une plus-value alors qu’il n’a pas perçu le produit de la vente permettant de financer l’impôt: pas d’argent, pas de paiement.

La condition de réinvestissement édictée par la jurisprudence n’est donc pas une construction prétorienne, pas plus qu’une condition autonome de l’absence d’abus de droit; rien d’autre, comme le soulignent certains commentateurs avertis(1), qu’un instrument permettant de vérifier que l’apporteur n’a pas appréhendé les fonds.

L’absence de réinvestissement des fonds par la société (assimilée par le juge à leur appréhension par le contribuable), en matérialisant son défaut de substance, illustre que son interposition procède d’un montage « purement artificiel », dicté par un but exclusivement fiscal.

En ce qu’elle tend à placer le contribuable dans une situation distincte de celle où il aurait disposé des liquidités lui permettant d’acquitter l’impôt, l’exigence de réinvestissement des liquidités semble donc conforme à l’esprit du l’esprit du législateur.

Il est contestable, en revanche, d’assortir l’exigence de non appréhension des fonds d’une condition d’affectation à une activité économique.

Selon les conclusions du rapporteur public Julien Boucher sous l’arrêt Moreau – Mme Girault (CE 24 août 2011, n° 314579) « l’objectif poursuivi par le législateur, en prévoyant (le différé d’imposition), était de faciliter les restructurations d’entreprises, et, par là, de favoriser le maintien et le développement de l’activité économique ».

Or, le report et désormais le sursis d’imposition s’appliquent à l’ensemble des apports de titres, y compris de sociétés « non économiques », ou « patrimoniales », dès l’instant où ils sont consentis à une société soumise à l’IS.

Au soutien de cette analyse, on relève :

  • que si les débats parlementaires ont porté sur les apports, ils n’ont pas porté sur les cessions post-apports ;
  • le dispositif objet des débats parlementaires visait non seulement les apports, mais plus généralement les opérations de restructuration (fusion, scission, etc…), justifiant la mention générique (non réservée à l’apport) de « restructuration des entreprises » ;
  • que la quotité de titres apportés est indifférente : limité initialement aux participations substantielles de l’article 160, le report a été ultérieurement étendu aux de manière générique aux valeurs mobilières de l’ancien article 92, sans condition de taux de détention, soit aux titres « patrimoniaux » ;
  • que les articles 150 A bis puis 150 UB ont respectivement étendu le bénéfice du report et du sursis à l’apport de parts de sociétés à prépondérance immobilière.

Dès lors que le différé d’imposition s’applique à l’apport de titres de sociétés qui n’exploitent aucune entreprise, il nous semble erroné de prétendre, à l’instar du rapporteur public, que ce mécanisme a pour seul objet de favoriser les restructurations d’entreprises.

Dans cette logique (hélas non partagée par le Conseil d’Etat), le réinvestissement patrimonial, s’il s’inscrit dans la durée, et ne satisfait pas aux intérêts personnels de l’apporteur mais bien à ceux de la personne morale, nous semble tout aussi susceptible de garantir la non appréhension des fonds, seul critère pertinent de diagnostic de l’abus de droit.

Les interrogations, ici exprimées de façon synthétique, sur le bien fondé de la nature « économique » du réinvestissement, devraient à l’avenir inciter le juge à retenir une acception large du réinvestissement éligible (garant de la non appréhension des fonds), intégrant notamment les considérations suivantes.

2. Les principales problématiques induites

Un premier point, au moins, n’est pas douteux: l’objectif du législateur, consacré par le juge, n’a pas été de subordonner le bénéfice du différé d’imposition à l’exercice par l’apporteur de sa profession au sein de la société. L’analyse du juge sera néanmoins facilitée (notamment dans l’hypothèse de prise de participations minoritaires) lorsque, le contribuable exerçant son activité dans la société ou ses filiales, sa participation intermédiée qualifie, au sens de l’ISF, un « bien professionnel ».

S’agissant du quantum du réinvestissement, le Conseil d’Etat se contente en effet de juger (CE 3 février 2011, n° 329839, Conseil) que « les sommes investies (…) doivent représenter une par significative du produit de la cession des titres ». Le comité de l’abus de droit, dans sa nouvelle composition (CADF) se rallie à cette analyse, en considérant qu’un réinvestissement dans une activité économique de 39 % du produit de la cession présente un caractère significatif (avis 2011-17). Il se démarque en cela de la doctrine du CCRAD qui exigeait un réinvestissement (à caractère professionnel !) de la « majeure partie » des fonds. En ne déterminant pas un seuil minimal d’investissement (40 %, 35 %, 30 %... ?), le Conseil d’Etat laisse aux juges du fonds une large marge d’appréciation. Si les mots ont un sens (« significatif » n’étant pas « majoritaire » ou « prépondérant »), on peut raisonnablement penser qu’un seuil de 40 % devrait satisfaire aux exigences du juge.

Reste à savoir si la latitude offerte à celui-ci s’avérera être pour le contribuable une contrainte ou, à l’inverse, une opportunité…

La validation du réinvestissement d’une seule « fraction » du produit de la cession consacre, implicitement mais nécessairement, la constitution de holdings mixtes. Pour ces dernières, et compte tenu de la coexistence d’actifs « économiques » et « patrimoniaux », la question de la nature du réinvestissement se pose avec d’autant plus d’acuité.

Observons à titre liminaire que, sous une formulation constante, le Conseil d’Etat a posé le principe selon lequel une opération d’apport-cession n’est pas constitutive d’un abus de droit « s’il ressort de l’ensemble de l’opération que (la société bénéficiaire de l’apport) a, conformément à son objet, effectivement réinvesti le produit de cession (…) ». Sans préjuger de la raison d’être d’une telle référence à l’objet social, la prudence dicte une formulation de l’objet social prévoyant expressément les investissements envisagés.

L’idée selon laquelle l’exigence de « réinvestissement dans une activité économique » induirait une distinction entre holdings active et passive, et irait pour certains auteurs à l’encontre du réinvestissement dans des participations minoritaires n’emporte pas notre entière conviction.

Quelle logique y aurait-il à exiger d’un apporteur minoritaire (détenteur, à titre d’exemple, de 10 % du capital d’une société opérationnelle, cette participation étant valorisée 100), que le réinvestissement « significatif » auquel l’assigne la jurisprudence (que l’on supposera de 40 % du prix de cession) prenne la forme d’une participation majoritaire pour une valeur de 40, plutôt que de 4 participations minoritaires respectivement d’une valeur de 10 ?

Il aura bien, dans la seconde hypothèse, perpétué un risque d’entreprise à concurrence de 40 % du prix de cession, sans qu’aucune des participations acquises ne soit, en termes de taux de participation, inférieure à celle qu’il détenait préalablement. Pourquoi exiger de lui une exposition plus importante ante et post apport, et quel serait le fondement d’un abus de droit dans une telle hypothèse, quand par ailleurs l’objectif affiché du législateur serait, nous dit-on, de « faciliter les restructurations d’entreprises » ?

La vocation d’un dispositif anti abus n’est pas de figer l’activité économique, là où par ailleurs le législateur semble vouloir favoriser la mobilité des entreprises.

Sans préjuger du bien-fondé du réinvestissement « économique », nous ne pensons pas, en toute hypothèse, qu’il se conçoive « à périmètre constant ». Dans cet ordre d’idées, nous ne pensons pas évidemment que l’apporteur d’une participation représentative de 100 % du capital d’une société soit tenu, post apport-cession, de détenir un niveau de participation équivalente. La logique, s’il y en a une, ne serait-elle pas de perpétuer un risque, sinon en termes de taux de participation, plutôt en « valeur absolue » ?


1. Roland Poirier, Opérations d’apport-cession : bilan d’étape sur un parcours accidenté (Droit Fiscal n° 42, octobre 2011).

Auteurs

Portrait deThomas Laumière
Thomas Laumière
Associé
Paris
Portrait deOlivier de Saint Chaffray
Olivier de Saint Chaffray
Associé
Paris