Home / Publications / Question prioritaire de constitutionnalité et contentieux...

Question prioritaire de constitutionnalité et contentieux fiscal

01/04/2010

Les justiciables pourront faire valoir, à compter du 1er mars 2010, le moyen tiré de ce qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution.


La loi organique du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution introduit en droit français une nouvelle forme de recours, la "question prioritaire de constitutionnalité" (QPC).

I - Les spécificités procédurales de la question prioritaire de constitutionnalité

A - Les innovations procédurales de la QPC

Seul le Conseil constitutionnel, saisi sur renvoi d'une juridiction de droit commun, est compétent pour déclarer inconstitutionnelle une disposition législative.

Pour être recevable, le moyen invoqué doit avoir un caractère sérieux et la disposition en cause doit être applicable au litige, sans avoir déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel.

Ce moyen d'inconstitutionnalité devra être examiné par le juge avant tout autre moyen, ce qui est inhabituel pour une question préjudicielle.

Un mécanisme original de double filtre est mis en place. Le Conseil constitutionnel ne peut être saisi directement d'une QPC par une juridiction subordonnée au Conseil d'Etat ou à la Cour de cassation. La QPC doit d'abord être renvoyée par la juridiction à la cour suprême dont elle relève.

Nota : Cette étape n'a bien entendu pas lieu d'être lorsque le moyen d'inconstitutionnalité est présenté à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat ou la Cour de cassation. Ce sera le cas à l'occasion d'un recours pour excès de pouvoir contre une instruction de l'administration fiscale.

Il appartient ensuite à la juridiction suprême de se prononcer sur le caractère sérieux du moyen invoqué ou sur son caractère inédit.

Le plus grand intérêt procédural de la QPC réside dans la rapidité de son traitement. La juridiction subordonnée au Conseil d'Etat ou à la Cour de cassation devra statuer "sans délai" sur la transmission de la QPC à la cour suprême dont elle relève. Cette dernière devra décider des suites à donner dans un délai de trois mois. Et c'est dans un même délai de trois mois que le Conseil constitutionnel devra alors à son tour se prononcer.

La QPC fera donc nécessairement l'objet d'un examen parallèle et distinct de celui auquel donne lieu le litige au principal. Ce caractère incident de la QPC se trouve consacré par l'exigence formelle (prescrite à peine d'irrecevabilité) de présenter le moyen constitutionnel "dans un écrit distinct et motivé".

Le contribuable peut faire état du moyen constitutionnel à tout moment : non seulement en matière fiscale l'article L.199 C du LPF autorise à invoquer des moyens nouveaux à tout moment de l'instance, mais la loi organique va jusqu'à admettre que le moyen constitutionnel soit soulevé pour la première fois en cassation

Nota : Un tel moyen pourra donc être soulevé, à compter du 1er mars 2010, à l'appui des pourvois en cassation actuellement pendants devant le Conseil d'Etat ou la Cour de cassation, alors même qu'il n'aurait pas été présenté devant les juges du fond.

B - Les conséquences de la QPC et l'article L.190 du LPF

Le deuxième alinéa ajouté en 2008 à l'article 62 de la Constitution précise que "une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision" et que le Conseil devra déterminer "les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause". Ces dispositions ne déterminent pas nettement les effets d'une décision du Conseil constitutionnel censurant une disposition législative qui n'est plus en vigueur (et dont l'abrogation est donc sans objet). La question est pourtant loin d'être théorique en matière fiscale en raison de l'instabilité de la législation et de la durée de traitement des litiges.

Par ailleurs, on sait qu'en vertu des dispositions combinées des articles L.190 et R.196-1 du LPF, les décisions du Conseil d'Etat ou les arrêts de la Cour de cassation, du Tribunal des conflits ou de la Cour de justice révélant la non-conformité d'une disposition fiscale avec une norme de droit supérieure ouvrent aux contribuables un nouveau délai pour contester l'application qui leur avait été faite de ces dispositions. A ce jour, les décisions du Conseil constitutionnel ne sont pas mentionnées. Lorsque la déclaration d'inconstitutionnalité fera suite à une QPC renvoyée à l'occasion d'une instance devant le Conseil d'Etat ou la Cour de cassation, la décision de l'un comme de l'autre devra très certainement être regardée comme relevant du champ d'application de l'article L.190, mais tel ne serait pas le cas si c'est une juridiction subordonnée qui se prononce sur le fond après une déclaration d'inconstitutionnalité.

Doit-on conclure que les décisions du Conseil constitutionnel seraient nécessairement sans effets sur les délais de réclamation ? Probablement pas, car l'inapplicabilité de l'article L.190 dans ce cas de figure pourrait, selon la jurisprudence du Conseil d'Etat, avoir pour conséquence l'inopposabilité des dispositions de ce texte limitant dans le temps les possibilités offertes au contribuable pour demander la restitution d'une imposition (ce qu'il est convenu d'appeler le "délai amont" - CE 14 février 2001, n° 202967).

Ce raisonnement ne pourrait être valable que pour autant que le Conseil ne limite pas les effets d'une déclaration d'inconstitutionnalité pour le passé. Car par application de l'article 62 de la Constitution, une déclaration d'inconstitutionnalité ne vaut en principe que pour l'avenir. C'est seulement par exception à cette règle que la Constitution impose au Conseil constitutionnel de déterminer les effets de sa décision pour le passé.

On peut penser que le Conseil constitutionnel choisira de limiter l'effet de ses décisions pour le passé aux litiges en cours à la date à laquelle il se prononce ou à la date à laquelle sera intervenue la décision du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation lui renvoyant la QPC. Dès lors, en matière fiscale, seuls les contribuables ayant introduit des réclamations avant l'une ou l'autre de ces décisions pourraient alors bénéficier des effets de la déclaration d'inconstitutionnalité.

II - Efficacité comparée de l'invocation des droits et libertés garantis par la Constitution et des autres normes supérieures

A - Les lacunes des droits et libertés garantis par la Constitution par rapport aux autres normes supérieures

Les principales décisions du Conseil constitutionnel en matière fiscale ont jusqu'ici examiné les dispositions législatives au regard du principe d'égalité devant l'impôt ou devant les charges publiques. Or, les stipulations de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (CESDH) peuvent être invoquées par les contribuables avec des chances de succès supérieures sur le fondement européen. Depuis l'arrêt de Grande chambre de la CEDH du 6 avril 2000, Thlimmenos c. Grèce, il est possible d'invoquer une discrimination, qui n'est à ce jour pas sanctionnée par le principe d'égalité devant la loi. Selon la jurisprudence traditionnelle du Conseil constitutionnel et du Conseil d'Etat, le principe d'égalité n'implique pas que des personnes placées dans des situations différentes doivent être soumises à des régimes différents. La CEDH a jugé au contraire dans l'arrêt précité que "le droit de jouir des droits garantis par la Convention sans être soumis à discrimination est également transgressé lorsque, sans justification objective et raisonnable, les Etats n'appliquent pas un traitement différent à des personnes dont les situations sont sensiblement différentes". Sauf à ce que le Conseil constitutionnel fasse évoluer sa jurisprudence, les contribuables concernés trouveront plus avantageux d'invoquer la CESDH.

Un autre domaine dans lequel la jurisprudence constitutionnelle semble en retrait par rapport à celle de la CEDH est celui des lois fiscales rétroactives et des validations législatives. Le Conseil constitutionnel, qui subordonne la constitutionnalité des lois fiscales rétroactives à la condition qu'elles poursuivent un but d'intérêt général suffisant, a maintes fois reconnu cette exigence satisfaite, notamment en raison des montants en cause ou encore des troubles qu'auraient entraînés pour les services publics concernés la multiplication des réclamations. C'est également jusqu'à maintenant la position qui a été retenue par le Conseil d'Etat, saisi de contestations de dispositions fiscales rétroactives sur le fondement non de la Constitution mais de l'article 6§1 de la CESDH ou de l'article 1er du Premier protocole. Mais l'appréciation plus exigeante de l'intérêt général au regard de la CESDH que vient de consacrer un arrêt de la CEDH statuant sur une loi fiscale rétroactive (Arrêt du 23 juillet 2009 aff. 30345/05) devra conduire les contribuables à continuer d'invoquer les stipulations de la Convention plutôt que celles de la Constitution.

B - Les nouveaux espaces de contestation ouverts par la QPC

Deux exemples montrent le grand intérêt de la QPC pour le contentieux fiscal.

Le premier concerne la proportionnalité des sanctions fiscales. Une divergence oppose le Conseil d'Etat et la Cour de cassation sur la faculté dont disposerait le juge de l'impôt de moduler les sanctions fiscales pour se conformer aux exigences de l'article 6§1 de la CESDH. Or le principe constitutionnel de nécessité des peines prévu par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ouvre aux contribuables la faculté de contester la proportionnalité de la sanction à l'infraction qu'elle réprime. Le Conseil constitutionnel a ainsi jugé qu'une disposition législative qui pouvait "donner lieu à l'application de sanctions manifestement hors de proportion avec la gravité de l'omission ou de l'inexactitude constatée, comme d'ailleurs avec l'avantage qui en a été retiré" méconnaissait le principe de nécessité des peines (décision n° 97-395 DC du 30 décembre 1997).

L'autre domaine, aujourd'hui totalement inexploré devant le juge de l'impôt, a trait à la mise en œuvre en matière fiscale de la théorie de "l'incompétence négative" du législateur, s'il était confirmé qu'elle figure au nombre des droits et libertés garantis par la Constitution au sens de l'article 61-1. On sait qu'en vertu tant de l'article 34 de la Constitution que de l'article 14 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, c'est au législateur et à lui seul qu'il appartient de fixer les règles relatives au taux, à l'assiette et aux modalités de recouvrement des impositions de toute nature. Le Conseil constitutionnel a fréquemment sanctionné le législateur pour avoir méconnu l'étendue de sa compétence en renvoyant au pouvoir réglementaire, sans l'encadrer suffisamment, la fixation de ces éléments. Pour les mesures relatives à l'impôt sur le revenu, à l'impôt sur les sociétés ou encore à la TVA, on peut penser que les auteurs de la loi fiscale ont intégré depuis longtemps ces exigences, mais il en va sans doute autrement pour d'autres impôts et taxes, notamment lorsqu'ils ne sont pas gérés par la direction générale des finances publiques.


Stéphane Austry, avocat associé

Article paru dans la revue Option Finance du 15 février 2010

Auteurs

Portrait deStéphane Austry
Stéphane Austry
Associé
Paris