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L'été de l'abus de droit et de la fraude à la loi

07/01/2010

Pour les Français en général et pour les contribuables en particulier, l'été 2009 fut globalement chaud et clément. La moisson jurisprudentielle en matière d'abus de droit et de fraude à la loi en est une excellente illustration, même si l'on peut voir certains nuages poindre à l'horizon.

Plusieurs arrêts récents rendus par le Conseil d'Etat constituent de légitimes motifs de satisfaction : application de la théorie de l'abus de droit implicite (ou "rampant") pour neutraliser la requalification par l'administration d'un apport-cession en cession d'exploitation en-dehors du cadre procédural de l'article L 64 du Livre des procédures fiscales (CE, 27 juillet 2009, Mme Faillette, n° 306998) ; absence d'abus de droit à créer une société en participation ayant permis une répartition fiscale de pertes, mais reposant sur un schéma de financement répondant aux exigences d'une banque et permettant la reprise d'entreprises en difficulté (CE, 31 juillet 2009, Bouthillon, n° 290971) ; application rétroactive de la pénalité plus douce de 40% introduite par la loi de finances rectificative pour 2008, et ce, nonobstant la lettre de ladite loi de finances prévoyant son applicabilité aux propositions de rectification notifiées à compter du 1er janvier 2009 (CE, 27 juillet 2009, Caisse interfédérale de crédit mutuel, n° 295358).

L'apport le plus considérable de la jurisprudence estivale consiste cependant dans la mise en œuvre par le Conseil d'Etat de la nouvelle définition de l'abus de droit et de la fraude à la loi.

La nouvelle définition de l'abus de droit et de la fraude à la loi

On se souvient que par une décision de Section Janfin du 27 septembre 2006 (n° 260050), le Conseil d'Etat avait estimé que certains actes, bien que non passibles de sanctions au titre de l'abus de droit, peuvent néanmoins être qualifiés de fraude à la loi lorsque, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n'ont pu être inspirés par aucun autre motif que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé, s'il n'avait pas passé ces actes, aurait normalement supportées, eu égard à sa situation ou à ses activités réelles. Les critères de la fraude à la loi dégagés dans l'arrêt Janfin avaient alors été étendus à la notion d'abus de droit elle-même par l'arrêt Pharmacie des Chalonges du 5 mars 2007 (n° 284457) avant d'être consacrés par l'article 35 de la loi de finances rectificative pour 2008.

Il restait au Conseil d'Etat à mettre en œuvre les principes ci-dessus dans les affaires qui leur avaient donné naissance. C'est chose faite avec deux arrêts du 7 septembre 2009 rendus aux conclusions de Laurent Olléon (SA Axa, n° 305586 ; Société Henri Goldfarb, n° 305596) et concernant des sociétés auxquelles il était reproché d'avoir acquis de façon éphémère la propriété de titres à la seule fin de bénéficier, à l'occasion de la distribution de dividendes, d'un avoir fiscal leur permettant de se libérer de leur propre impôt. L'intérêt de ces deux arrêts est de mettre en évidence la nécessité de la double preuve requise de l'administration fiscale : d'une part, celle d'un but exclusivement fiscal ; d'autre part et surtout, celle de la contrariété entre l'application littérale des textes aux opérations concernées et les objectifs poursuivis par leurs auteurs.

C'est alors à un cours de méthode que se livre le Conseil d'Etat, lorsqu'il recherche dans les travaux préparatoires de la loi du 12 juillet 1965 créant l'avoir fiscal d'éventuels indices d'une volonté du législateur de subordonner le droit à l'avoir fiscal à une durée minimum de détention des titres avant ou après la mise en paiement des dividendes auxquels il est attaché. N'en trouvant aucune trace, le Conseil d'Etat constate logiquement que le second critère de la fraude à la loi découlant de la jurisprudence Janfin fait défaut.

Cette démarche rigoureuse est de nature à rassurer les contribuables. Dans le silence du législateur, on ne peut donc présumer que certains objectifs occultes ou implicites ont été poursuivis. La divination fiscale n'a pas sa place dans la lutte contre l'abus de droit : il faut s'en réjouir.

Malgré la lumière projetée par ces arrêts sur la définition de la fraude à la loi, et par ricochet de l'abus de droit, une zone d'ombre subsiste sur les modalités du raisonnement en présence d'opérations présentant un caractère artificiel.

Le problème des opérations présentant un caractère artificiel

Les montages artificiels attirent légitimement l'attention de l'administration fiscale, prompte à voir en eux des cas d'abus de droit. La jurisprudence récente l'y encourage. Par deux arrêts lus le 27 juillet 2009 (Caisse interfédérale de crédit mutuel, précité ; Société Conforama Holding, n° 295805), le Conseil d'Etat, statuant sur des hypothèses analogues à celle de l'arrêt Sagal (18 mai 2005, n° 267087, RJF 8-9/05, n° 910), confirme que le fait pour une société française de détenir une participation dans une holding de droit luxembourgeois lui permettant d'échapper à l'imposition prévue à l'article 209 B du Code général des impôts tout en se prévalant du régime des sociétés mères constitue un abus de droit lorsque l'acquisition de cette participation ne présente aucun intérêt autre que l'avantage fiscal retiré. Le Conseil d'Etat reprend à cet égard les critères dégagés dans l'arrêt Sagal précité, notamment le fait que la société holding luxembourgeoise reste, pendant sa période d'existence, sous l'entière dépendance de la banque à l'origine de sa création en ce qui concerne tant sa gestion que ses investissements, que la totalité de ses actifs soit constituée de valeurs mobilières, qu'elle n'ait aucune compétence technique en matière de placements financiers, que ses actionnaires ne prennent aucune part aux assemblées statutaires et qu'ainsi cette société est dépourvue de substance.

Tout cela semble très familier. Trop, peut-être. L'arrêt Sagal s'appuyait en effet sur l'ancienne définition de l'abus de droit, celle qui préexistait à l'évolution opérée à partir de l'arrêt Janfin et consacrée par la loi de finances rectificative pour 2008. Autrement dit, le Conseil d'Etat pouvait, à l'époque, se contenter d'un but exclusivement fiscal pour que la messe soit dite. Or, les deux arrêts du 27 juillet 2009 procèdent d'un raisonnement différent. Le Conseil d'Etat, tout en s'appuyant sur la disposition légale antérieure à la réforme législative, interprète la notion d'abus de droit conformément à sa jurisprudence la plus récente, en rappelant que l'abus de droit n'est applicable que s'il est établi que les actes passés par le contribuable recherchent le bénéfice d'une application littérale des textes.

Il est permis dans ces conditions de se demander pourquoi le Conseil d'Etat n'a pas vérifié la contrariété entre les opérations faites par le contribuable et les objectifs poursuivis par les auteurs des textes, en recherchant par exemple, dans les travaux parlementaires de la loi ayant instauré le régime des sociétés mères, si celui-ci était effectivement subordonné à l'imposition préalable des bénéfices de la filiale. En bref, pourquoi les arrêts de juillet ne se livrent-ils pas à la même recherche que celle opérée dans les arrêts de septembre ?

La réponse tient très probablement au fait que le Conseil d'Etat n'avait pas été invité par les requérants à procéder à cette recherche, ces derniers se bornant à contester le caractère artificiel du montage, question qui se trouvait au centre des litiges jugés en juillet, alors que tel n'était pas le cas dans ceux jugés en septembre. Les arrêts Axa et Henri Goldfarb précisent d'ailleurs expressément qu'il n'est pas établi que les opérations effectuées sur les titres présentaient un caractère artificiel, mais cette mention vient seulement conforter, comme les considérations relatives au risque d'actionnaire supporté par l'une et l'autre des sociétés, la conclusion du juge concernant la recherche d'une application littérale des textes. Le fait que dans l'un et l'autre cas, les contribuables avaient bien supporté le risque d'actionnaire permet d'ailleurs sans doute d'expliquer la conclusion différente à laquelle aboutit ici le Conseil d'Etat par rapport à la situation ayant donné lieu à l'arrêt Bank of Scotland du 29 décembre 2006 (n° 283314).

Le caractère artificiel du montage, comme le défaut de substance économique, ne saurait donc constituer en soi un critère autonome de mise en œuvre de l'abus de droit. C'est ainsi que l'interprétation la plus commune de l'arrêt Sagal veut que le défaut de substance économique ne soit qu'un élément de preuve d'un but exclusivement fiscal. De la même façon, l'existence d'un montage artificiel ne peut plus désormais se suffire à elle-même pour démontrer l'abus de droit. L'application à une hypothèse de type "Sagal" de la nouvelle définition de l'abus de droit devrait impliquer que l'administration démontre, non seulement le but exclusivement fiscal (dont le défaut de substance n'est qu'un indice), mais également la contrariété entre les opérations effectuées et l'intention des auteurs des textes. Faute de raisonner ainsi, le caractère artificiel d'un montage conduirait à présumer irréfragablement d'une recherche du bénéfice d'une application littérale des textes contraire à leur esprit. Or, si cette convergence est sans doute probable dans la plupart des cas, il nous semble contraire à l'état actuel du droit qu'une telle présomption irréfragable voie le jour. A l'heure où l'administration fiscale rédige sa propre doctrine sur l'article L.64, il est permis d'espérer que les décisions favorables intervenues cet été contribueront à éviter que les concepts subtils sur lesquels repose l'abus de droit ne soient méconnus par ses interprètes.


par Stéphane Austry, Avocat associé,
et Daniel Gutmann, of-counsel,

Article paru dans la revue Option Finance du 28 septembre 2009

Auteurs

Portrait deStéphane Austry
Stéphane Austry
Associé
Paris
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