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Sociétés étrangères déficitaires titulaires de dividendes de source française

02/07/2012


La France ne contrevient pas à la liberté de circulation des capitaux lorsqu’elle exige une retenue à la source sur les dividendes qu’une société non résidente déficitaire reçoit d’une société française détenue à moins de 5%.


Par sa décision « Société GBL Energy » du 9 mai 2012 (n° 342221), le Conseil d’Etat réuni en formation de plénière fiscale juge qu’une société non résidente déficitaire détenant une participation inférieure à 5% dans une société française soumise à l’IS ne peut se fonder sur le principe de liberté de circulation des capitaux pour contester la retenue à la source frappant les dividendes qu’elle reçoit de cette société française.

I - Intérêt de la technique du recours pour excès de pouvoir

En refusant de faire droit au recours pour excès de pouvoir dirigé par la société luxembourgeoise GBL Energy contre la documentation administrative de base relative à l’exigibilité de la retenue à la source, le Conseil d’Etat livre une analyse qui contient plusieurs enseignements intéressants et potentiellement fort utiles.

Du point de vue procédural, la décision illustre une fois de plus l’intérêt de la technique du recours pour excès de pouvoir à l’encontre d’une instruction administrative. Cette technique, qui peut être mise en œuvre parallèlement à un contentieux d’assiette, permet en effet d’aboutir rapidement à une prise de position du Conseil d’Etat sur la conformité aux engagements internationaux de la France d’une loi dont l’instruction se borne à reproduire les termes.

II - Le Conseil d’Etat juge du droit européen

Sur le fond, il apparaît que le Conseil d’Etat exerce son office de juge de l’application du droit de l’Union européenne de façon variable selon les questions posées. Lorsque la réponse à une question de droit de l’Union européenne lui paraît susciter une difficulté sérieuse d’interprétation au vu de la jurisprudence de la CJUE, il renvoie à celle-ci le soin de clarifier la situation. Dans d’autres cas, le juge de l’impôt étant le juge de droit commun du droit de l’Union européenne, il se dispense de saisir la CJUE. C’est ce qui s’est produit en l’espèce : alors pourtant que la Cour de justice n’avait pas encore eu à se prononcer sur certaines des questions posées au Conseil d’Etat, celui-ci a sans doute estimé que l’interprétation du droit de l’Union européenne était suffisamment engagée par la jurisprudence des juges de Luxembourg. Il s’est donc abstenu de saisir la CJUE tout en citant abondamment sa jurisprudence dans les visas et les considérants de sa décision.

III - Différences de situation entre sociétés résidentes et société non-résidentes

L’intérêt plus particulier de la décision « GBL Energy » se situe dans les conséquences qu’il y a lieu de tirer de la différence de traitement existant entre deux sociétés déficitaires, résidente et non résidente, auxquelles sont versés des dividendes de source française. L’argument essentiel avancé par la société était que l’obligation au paiement de la retenue à la source, fût-ce à un taux conventionnel plus faible que celui de l’article 119 bis du CGI, la plaçait dans une situation moins favorable que celle d’une société française déficitaire qui, bien que détenant une participation exclue du régime des sociétés mères, n’est redevable d’aucun impôt sur les sociétés. Elle en déduisait l’existence d’une discrimination constitutive d’une atteinte à la liberté de circulation des capitaux.

Pour rejeter cet argument, le Conseil d’Etat relève à titre principal qu’un déficit étranger n’est pas comparable par nature à un déficit français car « la détermination du résultat imposable de ces deux sociétés procède des règles fiscales propres à la législation de chacun de ces Etats membres ». Soulignons cependant que cette décision, rendue dans le cadre particulier d’un recours pour excès de pouvoir, ne nous paraît pas exclure de façon générale qu’une société étrangère déficitaire établisse, en retraitant ses comptes conformément aux règles françaises, qu’elle est in concreto dans la même situation qu’une société française déficitaire.

IV - Les dividendes perçus par une société en période déficitaire ne sont pas exonérés

Le Conseil d’Etat juge « qu’en toute hypothèse » une société établie en France qui reçoit des dividendes versés par une société résidente exclus du régime fiscal des sociétés mères n’est pas exonérée d’impôt en France à raison de ces dividendes. Ceux-ci sont effectivement compris dans le résultat de cette société et viennent en diminution de son déficit reportable. Lorsque le résultat de cette société redevient bénéficiaire, la diminution de ce déficit reportable implique que ces dividendes seront effectivement imposés à l’impôt sur les sociétés au titre d’une année ultérieure au taux de droit commun alors applicable. S’il en résulte un décalage dans le temps entre la perception de la retenue à la source (cas d’une société non résidente) et la perception de l’impôt sur les sociétés (cas d’une société résidente), ce décalage procède d’une technique différente d’imposition des dividendes perçus par la société selon qu’elle est non résidente ou résidente et ne peut être regardé comme constituant une différence de traitement caractérisant une restriction à la liberté de circulation des capitaux.

Ce raisonnement est intéressant à un double titre.

IV - L’anticipation du versement de l’impôt ne contrarie pas nécessairement le droit européen

Premièrement, il découle de la décision qui vient être rendue que l’impact d’un décalage de trésorerie sur un raisonnement opéré conformément au droit de l’Union européenne varie en fonction des situations considérées. Si le préjudice de trésorerie est en l’espèce sans pertinence pour établir l’existence d’une restriction à la liberté de circulation des capitaux, il peut en d’autres circonstances être contraire au droit de l’Union européenne : comme l’a énoncé l’avis du Conseil d’Etat du 23 mai 2011 rendu dans l’affaire « Santander Asset Management SGIIC SA » qui concernait les dividendes versés aux OPCVM non résidents, l’article 119 bis du CGI n’échappe à la contrariété avec le droit de l’Union européenne que si un contribuable non résident soumis à une retenue à la source non exigée d’un contribuable résident placé dans une situation comparable peut imputer « effectivement, complètement et sans désavantage de trésorerie » la retenue à la source sur l’impôt dû dans son Etat de résidence, conformément à la convention fiscale conclue par la France avec cet Etat. La combinaison de ces deux jurisprudences suggère que si le décalage de trésorerie est indifférent lorsqu’il s’agit d’établir la comparabilité entre la situation d’une société non résidente et celle d’une société résidente au regard de l’assujettissement à l’impôt, il ne l’est plus lorsqu’il s’agit de vérifier si une restriction à une liberté fondamentale est effectivement neutralisée par les stipulations d’une convention fiscale. Certains se demanderont peut-être – à juste titre - si cet état du droit n’est pas excessivement subtil, mais il reflète fidèlement l’état de la jurisprudence de la CJUE.

V - Apport de la décision pour les sociétés déficitaires françaises titulaires de dividendes de source étrangère

Deuxièmement, la décision « Société GBL Energy » pourrait produire un effet positif pour les entreprises résidentes déficitaires qui reçoivent des dividendes ou d’autres revenus versés par des sociétés étrangères et frappés d’une retenue à la source dans l’Etat de la société distributrice ou débitrice. Actuellement, l’administration fiscale leur refuse non seulement le droit de traiter l’impôt étranger comme une charge augmentative de leur déficit, mais aussi celui d’utiliser le crédit d’impôt correspondant à la retenue à la source au motif que les sommes étant non imposables en France, le crédit d’impôt tombe en non-valeur.

Or, la décision commentée nous paraît démontrer la faiblesse de l’analyse de l’administration : loin d’être soustraits à l’impôt, les dividendes (ou les autres revenus) reçus par les sociétés françaises non éligibles au régime des sociétés mères et soumis à retenue à la source à l’étranger sont compris dans le résultat et seront imposables ultérieurement, lors du retour à une situation bénéficiaire. Le crédit d’impôt correspondant à la retenue à la source étrangère devrait donc pouvoir être utilisé, sinon lors de l’exercice de perception des dividendes, du moins lors du premier exercice ultérieur au cours duquel la société doit à nouveau acquitter l’IS sur un résultat bénéficiaire.

En définitive, la décision « Société GBL Energy » constitue une prise de position remarquable du Conseil d’Etat sur des questions qui, à bien des égards, sont encore vierges de toute jurisprudence de la Cour de justice. Elle illustre ainsi la volonté de la Haute assemblée de jouer pleinement son rôle d’interprète du droit de l’Union européenne, y compris en matière fiscale et plus particulièrement au regard des retenues à la source, où les enjeux budgétaires sont pourtant souvent vertigineux. Nul doute que ces lignes directrices seront à l’avenir de nouveau testées par les contribuables dans des circonstances encore différentes de celles envisagées ici par la Haute assemblée.


Par Stéphane Austry et Daniel Gutmann, Avocats associés,

Article paru dans la revue Option Finance du 2 juillet 2012

Auteurs

Portrait deStéphane Austry
Stéphane Austry
Associé
Paris
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