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Préjudice par ricochet du tiers à la relation commerciale établie rompue brutalement

Une action contentieuse est possible

02/06/2020

Le tiers au contrat rompu brutalement peut exercer une action en responsabilité délictuelle sur le fondement de l’article 1240 du Code civil (ex-article 1382). C’est ce que rappelle la cour d’appel de Paris dans un arrêt du 27 février 2020.

La rupture brutale d'une relation commerciale établie consiste pour un producteur, un distributeur ou un prestataire de service, à mettre fin, même partiellement, à une relation commerciale avec un de ses partenaires, sans prendre en considération notamment la durée de la relation commerciale et sans respecter la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages du commerce et accords interprofessionnels éventuels. La victime directe de la rupture peut obtenir réparation du préjudice subi en raison de la brutalité de la rupture de cette relation, lorsqu’elle est avérée.

La question de son invocation par un tiers sur le fondement de la responsabilité délictuelle, au titre de son préjudice par ricochet, a pu se poser dans certaines affaires.

Ce fut le cas pour le litige qu’a eu à connaître la cour d’appel de Paris (CA Paris, 27 février 2020, n°17/12775) : une société avait engagé une telle action contre un fournisseur, prétendant qu’il lui avait causé un dommage en rompant brutalement une relation commerciale avec sa société mère.

L’origine du litige : le non-renouvellement du contrat liant un fournisseur à la société mère de la filiale distributeur

Une société de droit allemand spécialisée dans la commercialisation et l’exportation de vins, spiritueux et produits alimentaires (ci-après la "société mère allemande") a fait l’acquisition, le 23 juin 2005, d’une société japonaise.

Le 1er juillet 2005, la société japonaise a conclu avec une société spécialisée dans la négociation, l’import et l’export (ci-après "le fournisseur") un contrat de trois ans, relatif à l’achat de produits alimentaires européens en vue de leur revente au Japon. A l’issue de ce premier contrat qui n’a pas été renouvelé, la société mère allemande a conclu directement un nouvel accord avec le fournisseur le 1er août 2008, pour une durée de deux ans. La filiale japonaise, à compter de cette date, n’a plus été partie au contrat de fourniture mais a continué à distribuer indirectement les produits objet du contrat conclu par sa société mère.

Conformément aux stipulations de ce second contrat, plusieurs réunions de négociation quant à son renouvellement se sont tenues dans les 6 mois précédant son échéance. Elles sont cependant restées infructueuses et le contrat s’est terminé le 31 août 2010.

L’action en justice de la filiale japonaise distributeur exercée en parallèle des procédures entre les parties au contrat

La société mère allemande a assigné le fournisseur devant les juridictions françaises en réparation de ses préjudices, notamment sur le fondement de la rupture brutale des relations commerciales établies mais a été déboutée sur ce point tant en première instance qu’en appel (CA Paris, 23 janvier 2019, n° 16/15888). Le pourvoi formé en cassation est pendant devant la Haute juridiction.

De son côté, le fournisseur a mis en œuvre une clause compromissoire pour demander le paiement de factures impayées devant un tribunal arbitral. Ce dernier a rendu une sentence, le 25 juin 2012, condamnant la société mère allemande au paiement de ces factures.

En parallèle de ces procédures entre les parties au contrat du 1er août 2008, la filiale japonaise a engagé une action à l’encontre du fournisseur, notamment pour obtenir la réparation de son préjudice par ricochet ayant résulté de la rupture brutale des relations commerciales établies entre sa société mère et le fournisseur. Le tribunal de commerce de Lille a rendu un jugement le 16 mai 2017 la déboutant de toutes ses prétentions.

La filiale japonaise a interjeté appel du jugement devant la cour d’appel de Paris sur le fondement des articles 1382 ancien du Code civil (nouvel article 1240, fondement de droit commun de la responsabilité délictuelle), L.420-2 et L.442-6 anciens du Code de commerce.

Elle invoquait un préjudice par ricochet car, bien que tiers au contrat, elle en bénéficiait en percevant une rémunération de sa société mère de 5 % du montant facturé aux clients japonais sur la vente des produits achetés auprès du fournisseur.

La filiale japonaise demandait en particulier à la Cour d’appel de constater que le fournisseur avait rompu brutalement les relations commerciales établies avec la société mère allemande. Elle réclamait en conséquence le versement de dommages et intérêts correspondant à deux années de marge brute pour une durée de préavis raisonnable de deux ans dont elle aurait été privée et de la perte de chance de trouver un contrat commercial équivalent.

Le tiers à une relation commerciale rompue brutalement peut invoquer le préjudice subi par ricochet : application par la cour d’appel de Paris le 27 février 2020 d’une jurisprudence dominante

Avant toute argumentation sur la réalité de la brutalité de la rupture en l’espèce, la cour d’appel de Paris affirme qu’"un tiers peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, la rupture brutale d’une relation commerciale dès lors que ce manquement lui a causé un préjudice".

Cette solution s’inscrit dans la ligne de la jurisprudence de la Cour de cassation. En effet, dans un arrêt "Lesaffre" (Cass. com. 6 septembre 2011, n° 10-11.975), la Cour de cassation avait déjà établi ce principe par application de l’ancien article 1382 du Code civil. Dans cette affaire, une filiale thaïlandaise, qui assurait la revente en Thaïlande des produits objet de la relation commerciale rompue entre sa société mère française et le fournisseur avait pu obtenir l’indemnisation de son préjudice économique par ricochet.

De même, en 2014, la Cour de cassation a validé un arrêt d’appel qui condamnait l’auteur d’une rupture brutale à verser des dommages-intérêts à un tiers au titre de son préjudice moral. En l’espèce, il s’agissait d’un champion de boxe, médaillé olympique, qui s’était trouvé déconsidéré par l’arrêt de la diffusion de ses combats de boxe après 7 années de relations commerciales constituées par des contrats successifs entre le diffuseur de ses combats et une société de gestion de l’image du champion (Cass. com., 20 mai 2014, n° 13-16.398). Ce principe a été réaffirmé dans un arrêt rendu le 18 mars 2020 par la Cour de cassation (Cass. com., 18 mars 2020, n° 18-20.256) qui a rappelé que le tiers, qui demande la réparation de son préjudice subi par ricochet, doit invoquer le droit commun de la responsabilité délictuelle, à savoir l’article 1240 du Code civil (ancien article 1382) à l’exclusion de tout autre fondement, à savoir l’ancien article L.442-6 I 5 ° du Code de Commerce (nouvel article L.442-1 II) relatif à la rupture brutale.

L’arrêt "Lesaffre" peut lui-même s’analyser comme une extension de la jurisprudence "Myr’ho c/ Bootshop" de la Cour de cassation (Cass. plén., 6 octobre 2006,, n° 05-13.255) selon laquelle le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel d’une des parties au contrat (manquement à une obligation de moyens), dès lors que ce manquement lui a causé un dommage. Ce principe a d’ailleurs été réaffirmé avec force par la Cour de cassation dans un nouvel arrêt d’Assemblée plénière du 13 janvier 2020, à propos cette fois ci d’une obligation de résultat (Cass. plén., 13 janvier 2020, n° 17-19.963 – voir notre commentaire "De la responsabilité délictuelle du titulaire du contrat - Droit d’un tiers à rechercher la responsabilité d’un cocontractant pour manquement contractuel non fautif") : la caractérisation d’un manquement contractuel suffit à ouvrir à un tiers un droit à réparation sur le fondement de la responsabilité délictuelle si ce manquement lui cause un dommage sans qu’il soit nécessaire de rapporter la preuve d’une faute délictuelle distincte de ce manquement.

En toute occurrence, en matière de préjudice par ricochet, que le manquement d’une des parties au contrat soit contractuel ou délictuel, les juges sont vigilants quant à la démonstration du lien de causalité entre ce manquement et le dommage subi par le tiers afin que la responsabilité délictuelle de la partie auteur du manquement puisse être retenue,

En l’absence de toute faute de l’auteur de la rupture, le préjudice par ricochet n’existe pas

Dans l’affaire commentée, le principe étant énoncé, la Cour d’appel vérifie si la brutalité de la rupture est constituée en l’espèce.

D’abord, elle fixe l’ancienneté de la relation au 1er juillet 2005, soit à la date de conclusion du premier contrat entre le fournisseur et la filiale japonaise, estimant ainsi que la relation a duré près de 5 ans.

Elle prend ensuite en considération la nature de l’activité, le volume d’affaires entre les partenaires, la part du fournisseur dans le chiffre d’affaire de la société mère allemande (près de 90 % du chiffre d’affaires entre 2007 et 2009), l’absence d’exclusivité et l’absence de distribution de produits sous marque de distributeurs.

Enfin, se basant sur une lettre du fournisseur du 25 janvier 2010, par laquelle ce dernier manifeste "sans équivoque sa décision de ne pas poursuivre les relations dans les conditions antérieures et de négocier de nouvelles conditions commerciales", la Cour considère que le préavis effectivement observé est de 7 mois. Dans ce contexte, elle estime ce délai de préavis suffisant pour permettre à la société mère allemande de se réorganiser, ce qui empêche la filiale japonaise de se prévaloir d’un fait générateur de responsabilité à son égard.

La Cour d’appel relève au surplus que la société mère allemande était débitrice de factures échues impayées au 31 août 2010, date de cessation des relations commerciales. Elle constate que ces inexécutions étaient constitutives de manquements contractuels graves, déjà sanctionnés par une sentence arbitrale, lesquels permettaient au fournisseur de rompre les relations commerciales sans préavis.

En conclusion, en l’absence de faute de l’auteur de la rupture, la brutalité n’est pas caractérisée et, par voie de conséquence, la filiale japonaise ne peut pas se prévaloir d’un préjudice qui en résulterait indirectement. Ainsi, à défaut de ricochet, la filiale japonaise a finalement donné un coup d’épée dans l’eau.

Conseil pratique : anticiper ce type de litige

Le principe énoncé par cet arrêt élargit le périmètre de la protection offerte par la loi en matière de rupture brutale à des bénéficiaires indirects, parfois oubliés.

Ainsi, lorsqu’une société envisage de mettre fin à une relation commerciale et que cela pourrait être constitutif d’une rupture brutale, elle doit prendre en considération et anticiper les éventuelles actions qui pourraient être engagées par les partenaires commerciaux de la victime directe sur le fondement de la responsabilité délictuelle, pour le préjudice par ricochet qu’ils subiraient.

A l’inverse, une société initialement démunie face au préjudice qu’elle subit indirectement à raison de la rupture brutale dont est victime un de ses partenaires commerciaux pourrait envisager d’agir contre l’auteur de la rupture alors qu’elle n’a aucun lien avec lui. L’action sur le fondement de la responsabilité délictuelle lui fournirait une nouvelle voie d’action, et le cas échéant un débiteur fautif et solvable.

En toute occurrence, la caractérisation de la brutalité de la rupture, constitutive du fait générateur de responsabilité, et du lien de causalité avec le préjudice subi seront des éléments clefs à prendre en compte pour emporter la responsabilité.

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Lire également : De la responsabilité délictuelle du titulaire du contrat 

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Cet article a été publié dans notre Lettre des affaires commerciales de Juin 2020. Cliquez ci-dessous pour découvrir les autres articles de cette lettre.

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