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Soumission coordonnée aux appels d’offres par les filiales d’un même groupe

Jeu à somme nulle entre le droit de la concurrence et le droit de la commande publique ?

08/02/2021

À la suite d’une modification de la pratique décisionnelle de l’Autorité de la concurrence, ces pratiques ne sont en principe plus sanctionnées sur le terrain du droit des ententes.

Si ces dernières peuvent être empêchées sur le fondement du droit de la commande publique, le nouveau cadre juridique qui en résulte n’est pas tout à fait neutre pour les entreprises soumissionnaires.

Dans sa décision n° 20-D-19 du 25 novembre 2020 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des marchés de fourniture de produits alimentaires de l’établissement public national France AgriMer, l’Autorité de la concurrence a modifié sa pratique décisionnelle, considérant désormais que les filiales d’un même groupe déposant des réponses séparées et coordonnées lors d’un appel d’offres ne sont pas soumises aux dispositions relatives à l’interdiction des ententes anticoncurrentielles et, par conséquent, ne peuvent pas être sanctionnées sur ce fondement.

Dans un arrêt du 8 décembre 2020, le Conseil d’Etat est venu toutefois réaffirmer que ces pratiques pouvaient poser un problème du point de vue du droit de la commande publique (CE, 8 décembre 2020, n° 436532, Sociétés CMT Services et Compagnie Méridionale d'applications thermiques).

Comment, dans ces conditions, appréhender le cadre juridique applicable à cette pratique ?

1. L’évolution de la pratique décisionnelle française relative au droit de la concurrence

Les articles 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et L.420-1 du Code de commerce ne prohibent que les accords et pratiques concertées conclus entre deux ou plusieurs entreprises, c’est-à-dire entre des unités économiques distinctes qui disposent d’une réelle autonomie sur le marché (ADLC n° 07-D-12 du 28 mars 2007, §88 à 90 ; CJCE, 14 juillet 1972, C- 48/69, Imperial Chemical Industries Ltd. c/ Commission,  §134).

Dans l’hypothèse où une filiale est détenue en totalité ou en quasi-totalité par sa société mère, il existe une présomption réfragable que cette dernière ne dispose pas d’une autonomie commerciale et financière suffisante vis-à-vis de sa société mère, de sorte qu’il est présumé que les deux entités forment une seule et même unité économique[1]  ; leurs accords ou pratiques concertées échappent alors à aux dispositions interdisant les ententes (ADLC n° 10-D-39 du 22 décembre 2010, §323 et s. confirmée par CA Paris, 29 mars 2012, n° 2011/01228, Lacroix Signalisation e.a. ; CJUE, 10 septembre 2009, C-97/08 P, Akzo Nobel NV e.a. c/ Commission, §59 à 62).

Une position similaire a été adoptée par l’Union européenne s’agissant des filiales appartenant au même groupe. En effet, les lignes directrices de la Commission européenne sur les accords de coopération horizontale du 14 janvier 2011 précisent qu’"[i]l en va de même pour des sociétés sœurs, c’est-à-dire des sociétés sur lesquelles la même société mère exerce une influence déterminante. Elles ne sont, par conséquent, pas considérées comme concurrentes même si elles opèrent toutes les deux sur les mêmes marchés de produits et les mêmes marchés géographiques en cause".

Cette présomption étant toutefois réfragable, les articles 101 du TFUE et L.420-1 du Code de commerce trouveront à s’appliquer s’il est démontré que les filiales ont la capacité de "déterminer et mettre en œuvre, de manière autonome sur le marché, une stratégie industrielle, financière et commerciale" (CA Paris, 20 janvier 2011, n° 2010/08165). Enfin, cette présomption ne s’applique que dans le cas où les filiales sont détenues en totalité ou en quasi-totalité par leur société mère et ne peut être invoquée, par exemple, dans l’hypothèse d’une concertation entre une entreprise commune et l’une de ses sociétés mères (voir notamment ADLC n° 10-D-13 du 15 avril 2010).

Il existait par ailleurs, en droit national, une spécificité s’agissant des pratiques mises en œuvre par des sociétés sœurs dans le cadre d’appels d’offres. En effet, en application de la pratique décisionnelle de l’Autorité et de la jurisprudence française, dès lors que des sociétés d’un même groupe choisissaient de soumissionner séparément à un appel d’offres en déposant des réponses distinctes, elles étaient réputées manifester leur autonomie commerciale, de sorte qu’elles étaient ensuite tenues de respecter les règles découlant des articles 101 du TFUE et L.420-1 du Code de commerce et de ne pas se coordonner dans l’élaboration de leurs offres (voir notamment ADLC n° 18-D-02 du 19 février 2018, §16 et s et  n° 10-D-04 du 26 janvier 2010, §124 s. confirmée par CA Paris, 28 octobre 2010, n° 2010/03405, société Maquet).

La Commission et les juridictions européennes n’avaient néanmoins jamais eu à connaître de telles pratiques, de sorte que cette analyse était uniquement appliquée aux cas soumis à l’Autorité ou aux juridictions françaises.

Toutefois, dans un arrêt du 17 mai 2018 relatif à une question préjudicielle introduite par la Cour suprême de Lituanie, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a, pour la première fois, eu à se prononcer sur des pratiques concertées mises en œuvre par des filiales d’un même groupe dans le cadre d’un appel d’offres. Elle avait alors adopté un raisonnement différent de celui appliqué en France, considérant que, en dépit du fait que les filiales avaient déposé des réponses distinctes, l’article 101 du TFUE ne s’appliquait pas dès lors qu’elles formaient une unité économique au sens du droit de la concurrence (CJUE, 17 mai 2018, C-531/16, Specializuotas transportas).

Dans sa décision du 25 novembre 2020 précitée, l’Autorité a pris en compte la jurisprudence de la CJUE et a écarté à son tour l’application de l’interdiction des ententes aux réponses concertées aux appels d’offres par les filiales d’un même groupe[2].

Cette affaire résultait d’une saisine d’office de l’Autorité à la suite de pratiques mises en œuvre par Ovimpex et trois de ses filiales (détenues exclusivement ou quasi-exclusivement par celle-ci, à savoir les sociétés Dhumeaux, Mondial Viande Service – MVS -et Vianov). Au cours de l’instruction, il avait été démontré que les quatre sociétés mises en cause s’étaient concertées, par le biais d’un accord commercial cadre, afin de soumissionner de manière coordonnée aux appels d’offres de l’établissement public national France AgriMer. En application de cet accord, les offres de chacune de ses sociétés étaient élaborées par Dhumeaux, en tant que société coordinatrice, puis déposées individuellement par les autres filiales auprès de France AgriMer.

Ayant constaté, d’une part, les liens capitalistiques unissant la société mère et ses filiales et, d’autre part, "l’absence d’éléments permettant de caractériser l’autonomie des sociétés Dhumeaux, MVS et Vianov, filiales du groupe Ovimpex", l’Autorité a, pour la première fois, considéré que les dispositions des articles 101 du TFUE et L.420-1 du Code de commerce n’étaient pas applicables aux accords conclus entre ces sociétés, et ceci en dépit de la remise d’offres séparées en réponse aux appels d’offres concernés.

Toutefois, comme le souligne l’Autorité dans son communiqué accompagnant la décision, cette nouvelle pratique décisionnelle ne garantit pas que les différentes filiales d’un même groupe puissent librement participer à une même procédure de passation d’un marché public ou d’une concession puisque ce type de comportement reste susceptible d’être appréhendé par le droit de la commande publique.

2. Une évolution neutralisée par le droit de la commande publique ?

Le droit de la commande publique appréhende en effet ce type de comportement selon deux modalités, susceptibles de priver d’effet  la position retenue par l’Autorité.

D’une part, la participation de deux filiales d’un même groupe peut aboutir à une méconnaissance des principes d’égalité et de transparence régissant les procédures d’attribution des contrats de la commande publique. Il en va notamment ainsi lorsque, du fait de leur proximité, les filiales candidates peuvent échanger des informations et préparer conjointement leurs offres. La CJUE juge ainsi que "si le rapport existant entre deux entités a exercé une influence concrète sur le contenu respectif des offres déposées dans le cadre d’une même procédure d’adjudication publique, la constatation d’une telle influence, sous quelque forme que ce soit [est] suffisante pour que lesdites entreprises puissent être exclues de la procédure" (CJUE, 8 février 2018, C-144/17, Lloyd's of London ; voir également CJUE, 19 mai 2009, C‑538/07, Assitur, point 32).

D’autre part, et surtout, en droit français, si les filiales sont regardées comme formant une seule et même entité, ainsi que la décision de l’Autorité le laisse penser, elles ne peuvent présenter deux offres distinctes. A cet égard, le Conseil d’Etat a récemment jugé que : "un même soumissionnaire ne peut présenter qu'une seule offre pour chaque lot" (et vraisemblablement pour chaque marché, si le marché n’est pas alloti) et que "si deux personnes morales différentes constituent en principe des opérateurs économiques distincts, elles doivent néanmoins être regardées comme un seul et même soumissionnaire lorsque le pouvoir adjudicateur constate leur absence d'autonomie commerciale, résultant notamment des liens étroits entre leurs actionnaires ou leurs dirigeants, qui peut se manifester par l'absence totale ou partielle de moyens distincts ou la similarité de leurs offres pour un même lot" (CE, 8 décembre 2020, n° 436532, Sociétés CMT Services et Compagnie Méridionale d'applications thermiques).

Dans ces conditions, le droit de la concurrence et le droit de la commande publique peuvent sembler former un jeu à somme nulle : l’unité économique constituée par les filiales d’un même groupe permet certes d’échapper à la qualification d’entente ; mais elle prohibe du même coup la soumission de deux offres distinctes par ces filiales, puisque ces offres seront regardées comme interdépendantes et/ou comme émanant d’un même soumissionnaire au regard du droit de la commande publique. La décision de l’Autorité de la concurrence pourrait alors sembler sans réelle portée pratique pour les opérateurs économiques soumissionnaires.

Ce point de vue nous semble toutefois devoir être nuancé.

Premièrement car, en droit de la commande publique, la seule proximité capitalistique entre deux sociétés candidates ne constitue pas une présomption irréfragable d’interdépendance des offres, justifiant de les rejeter pour cette raison. La CJUE juge ainsi clairement que "le droit communautaire s’oppose à une disposition nationale qui […] instaure une interdiction absolue, pour des entreprises entre lesquelles il existe un rapport de contrôle ou qui sont liées entre elles, de participer de manière simultanée et concurrente à un même appel d’offres, sans leur laisser la possibilité de démontrer que ledit rapport n’a pas influé sur leur comportement respectif dans le cadre de cet appel d’offres" (CJUE, 19 mai 2009, C‑538/07, Assitur, voir également CJUE, 8 février 2018, C-144/17, Lloyd's of London).

La décision du Conseil d’Etat est certes moins explicite sur ce point, mais elle ne saurait s’interpréter selon nous comme impliquant, a contrario du juge européen, une présomption irréfragable d’interdépendance des offres et d’identité des soumissionnaires en cas de proximité capitalistique.

Il doit ainsi être possible de démontrer que deux filiales d’un même groupe agissent en tant qu’opérateurs distincts et ont présenté des offres indépendantes, qui sont donc toutes deux recevables et régulières. On peut notamment imaginer que cela soit le cas dans l’hypothèse évoquée infra (note de bas de page n° 1) où deux filiales d’un même groupe soumettraient des offres séparées au sein de groupements différents. En effet, le Code de la commande publique ne prohibe pas par principe cette pratique ; il permet en revanche à l’acheteur de l’interdire s’il le souhaite (article R. 2142-21 du Code de la commande publique).

En tout état de cause, les filiales en question devront notamment mettre en place "des dispositions particulières, par exemple d’ordre contractuel, susceptibles de garantir tant l’indépendance que la confidentialité lors de l’élaboration d’offres qui seraient simultanément déposées par les entreprises en cause dans le cadre d’un même appel d’offres" (CJUE, 19 mai 2009, C‑538/07, Assitur, point 31 ; voir également CJUE, 8 février 2018, C-144/17, Lloyd's of London). Il conviendra également d’insister, au vu de la jurisprudence du Conseil d’Etat, sur le fait que les sociétés candidates peuvent se prévaloir de moyens propres et sur la différence entre les moyens mis en œuvre dans le cadre des deux offres (équipes, sites de production, moyens matériels etc. Voir en ce sens CE, 11 juillet 2018, n° 418021, CA du Nord Grande-Terre).

A noter toutefois que cette démonstration pourrait, corrélativement, faire perdre aux filiales soumissionnaires le bénéfice de la décision de l’Autorité, puisque, comme il l’a été indiqué ci-dessus, la présomption d’unité économique pour les filiales d’un même groupe peut également être renversée du point de vue du droit des ententes. Dans ces conditions, il conviendra, pour les filiales soumissionnaires, d’être particulièrement vigilantes quant aux informations commercialement sensibles susceptibles d’être échangées entre elles dans le cadre de leurs activités, afin d’éviter toute qualification d’entente anticoncurrentielle.

Deuxièmement, le fait qu’une pratique soit sanctionnée sous l’angle de l’irrégularité de la procédure de passation du contrat et non sous l’angle de la prohibition des ententes pourrait emporter des conséquences juridiques significatives pour les opérateurs économiques.

Ainsi, en matière de sanctions, l’existence d’une entente entraîne notamment le prononcé d’amendes pouvant représenter jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires mondial hors taxes des entreprises concernées. Ce type de sanction ne serait donc, en principe, plus encouru, au regard du nouvel état du droit.

En revanche, la circonstance que deux offres émanant des filiales d’un même groupe n’aient pas été écartées par le pouvoir adjudicateur pourrait justifier une incrimination au titre du délit de favoritisme[3] et de la complicité ou du recel d’un tel délit[4] dès lors que cette irrégularité caractérise désormais, selon la jurisprudence du Conseil d’Etat, une méconnaissance des procédures de publicité et de mise en concurrence prévues par le Code de la commande publique.

On peut également s’interroger sur les conséquences du nouvel état du droit, d’un point de vue contractuel.

En effet, jusqu’alors l’existence d’une entente pouvait en principe justifier l’annulation du contrat en cours d’exécution, puisqu’elle se rattache directement et systématiquement à une pratique dolosive (voir en ce sens, CE, 19 décembre 2007, n°268918, Société Campenon-Bernard, ou plus récemment CE, 10 juillet 2020, n° 420045, Société Lacroix Signalisation c/ Seine-Maritime).

Désormais, la situation semble moins évidente. En effet, l’irrégularité tenant à la soumission de deux offres émanant des filiales d’un même groupe pourrait certes entraîner, à l’initiative d’un tiers intéressé, l’annulation de la procédure de passation dans le cadre d’un référé précontractuel (article L.551-1 du Code de justice administrative) ou la résiliation (voire l’annulation) du contrat au titre d’un recours Tarn et Garonne[5]. Mais, il est moins certain que cette irrégularité puisse constituer un moyen d’une "particulière gravité" conduisant à l’invalidité du contrat en cours d’exécution[6] – bien que l’on ne puisse totalement l’écarter, notamment si l’interdépendance des offres révèle un comportement dolosif.

Il pourrait donc en résulter une forme de sécurisation des contrats en cours, cette hypothèse méritant toutefois d’être confirmée par la jurisprudence.

En conclusion :

  • la décision de l’Autorité de la concurrence ne saurait être considérée comme un blanc-seing permettant à deux filiales d’un même groupe de candidater librement à la passation d’un contrat de commande publique. Cette pratique est en effet étroitement encadrée par le droit de la commande publique et sa validité subordonnée à la démonstration par les sociétés candidates de l’indépendance de leurs offres respectives ;

la circonstance que cette pratique soit désormais sanctionnée par le droit de la commande publique plutôt que par le droit de la concurrence pourrait ne pas être neutre pour les opérateurs économiques, du point de vue des sanctions encourues comme de la sécurisation des contrats en cours.


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