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CEE : la fraude ne corrompt pas tout

La fraude aux CEE n’affecte pas le cessionnaire de bonne foi

10/03/2021

C’est un avis contentieux particulièrement attendu qu’a rendu le Conseil d’Etat le 24 février 2021. Suivant les conclusions de son rapporteur public, il a été jugé que les certificats d’économie d’énergie (CEE) obtenus par fraude mais cédés à un tiers de bonne foi ne peuvent pas faire l’objet d’une annulation dans le compte du nouveau détenteur (CE avis, 24 février 2021, n°  447326, Sété Thévenin et Ducrot distribution).

Les faits étaient les suivants : par décision en date du 28 juin 2018, le ministre chargé de l’Energie a retiré des CEE. Cette décision a été contestée par la société Thevenin et Ducrot Distribution devant le tribunal administratif de Dijon.

Par jugement n° 1802640 du 3 décembre 2020, le Tribunal administratif a saisi pour avis le Conseil d’Etat. En application de l’article L.113-1 du Code de justice administrative, qui permet aux juridictions du fond de saisir le Conseil d’Etat de toute question de droit nouvelle, présentant une difficulté sérieuse, celui-ci a ainsi eu à se prononcer sur la question de savoir si "dans l’hypothèse où des certificats ont été obtenus par fraude de leur premier détenteur, l’administration peut se fonder sur cette fraude pour prononcer le retrait du volume correspondant inscrit sur le compte de la société détentrice de ces certificats, alors même qu’aucun élément ne permet de considérer que cette dernière était en mesure d’en connaître le caractère frauduleux lors de leur inscription sur son compte".

Prévalence des dispositions spéciales du Code de l’énergie sur les dispositions générales du Code des relations entre le public et l’administration

La question posée au Conseil d’Etat n’est pas nouvelle - nous y reviendrons - même si elle est examinée ici sous l’angle spécifique de la conciliation entre les dispositions générales, de l’article L.241-2 du Code des relations entre le public et l’Administration (CRPA) selon lesquelles "par dérogation aux dispositions du présent titre, un acte administratif unilatéral obtenu par fraude peut être à tout moment abrogé ou retiré" et les dispositions spéciales de l’article L.222-2 du Code de l’énergie, qui ne prévoient en effet pas le retrait de la décision de délivrance des certificats mais diverses sanctions administratives, parmi lesquelles une annulation des certificats d’un volume égal à celui concerné par le manquement.

Dans son avis du 24 février 2021, le Conseil d’Etat a appliqué les dispositions législatives et règlementaires du Code de l’énergie en précisant que les sanctions administratives et pénales constituant "l’ensemble des conséquences légales susceptibles d’être tirées d’un tel manquement" : il a, par suite, purement et simplement écarté l’application de l’article L.241-2 du CRPA aux CEE.

Le paragraphe 5 de l’avis contentieux est explicite : " lorsque le ministre chargé de l’énergie établit que des certificats d’économies d’énergie ont été obtenus de manière frauduleuse par leur premier détenteur, il peut prononcer à l’encontre de celui-ci, dans les conditions et selon la procédure prévue au Code de l’énergie, les sanctions mentionnées à l’article L.222-2 de ce code et notamment, en application du 3° de cet article, l’annulation des certificats d’économie d’énergie qu’il détient, pour un volume égal à celui concerné par la fraude. Mais ces dispositions particulières font obstacle à ce que le ministre puisse indépendamment de leur mise en œuvre, prononcer le retrait de la décision d’octroi des certificats sur le fondement des dispositions générales de l’article L.241-2 du [CRPA] et à ce qu’il procède à l’annulation de ces certificats en conséquence de ce retrait".

Autrement dit, le ministre ne peut légalement retirer des CEE obtenus par fraude.  

Le CRPA réserve en effet expressément en son article L.241-1 le cas des règles découlant de dispositions législatives et règlementaires spéciales ; ces dernières prévalent, le cas échéant, sur la règle posée à l’article L.241-2 du même code, en vertu de laquelle le retrait d’un acte obtenu par fraude peut intervenir à tout moment. Tel est donc le cas en matière de CEE, puisque quatre catégories de sanctions peuvent cumulativement frapper l’auteur de manquements, aux termes de l’article L.222-2 du Code de l’énergie.

De premiers indices donnés par le Conseil d’Etat à l’été 2019

On se rappelle que la question du retrait des CEE à une société qui les a acquis de bonne foi, au motif que leur premier détenteur les aurait obtenus par fraude, a déjà été examinée par le Conseil d’Etat, dans deux décisions du même jour (CE, 24 juillet 2019, n° 428855, Engie et CE, 24 juillet 2019, n° 428852, Total Réunion).

Dans ces affaires, les sociétés Engie et Total Réunion avaient acheté des CEE auprès d’entreprises tierces pour se libérer d’une partie de leurs obligations au titre de la période 2015-2017. La société BHC Energy, filiale à 100 % de la société Total avait acquis le 15 novembre 2016 des CEE représentant 313 millions de kWh cumac auprès de la société Unergia pour environ 1,5 million d’euros avant de le céder en partie à la société Total Réunion, le 5 décembre 2016 pour un montant d’environ 457 000 euros. La société Engie avait quant à elle acquis entre août 2016 et mars 2017 des CEE représentant plus d’un milliard de kWh cumac, d’une valeur de 6,5 millions d’euros auprès de différentes sociétés. Mais par des courriers du 28 juin 2018, le ministre chargé de l’Energie avait informé les sociétés Total Réunion et Engie que des contrôles avaient permis d’établir que les CEE en cause avaient été obtenus par fraude et qu’il prononçait en conséquence le retrait des décisions de délivrance, ce qui avait instantanément conduit à la suppression des volumes d’économie d’énergie correspondants sur le compte des requérantes dans le registre national des CEE.

Le Conseil d’Etat a suivi les conclusions de son rapporteur public, qui a constaté que les décisions litigieuses n’avaient pas le caractère de décisions de sanction prises en application de l’article L.222-2 du Code de l’énergie, dont le contentieux est confié en premier et dernier ressort par l’article R.222-12 du même code au Conseil d’Etat, mais constituaient des décisions de retrait d’actes administratifs.

A cette occasion, le Conseil d’Etat a  jugé que ces décisions de retrait avaient été prises en application de l’article L.241-2 du CRPA, qui a codifié une jurisprudence ancienne et constante, fondée sur le principe selon lequel un acte administratif obtenu par fraude ne crée pas de droits. Par suite, un tel acte administratif peut être abrogé ou retiré par l’autorité compétente à tout moment, alors même que le délai de droit commun pour agir est expiré (CE, sect., 18 novembre 1966, n° 66124,ministre des Travaux publics et des Transports c/ Silvani; CE, sect., 29 novembre 2002, n° 223027, Assistance publique - Hôpitaux de Marseille ; CE, 3 avril 2006, n° 285656, Syndicat intercommunal à vocation unique de l’Amana ; CE, 30 mars 2016, n° 395702, Société Diversité TV France). Ainsi, faute de constituer des décisions de sanction, les décisions contestées ne relevaient pas de la compétence du Conseil d’Etat en premier et dernier ressort prévue à l’article R.222-12 du Code de l’énergie. Le Conseil d’Etat a renvoyé ces affaires devant le tribunal de Cergy-Pontoise, qui ne devrait désormais plus tarder à les juger.

L’avis du 24 février 2021 tire en quelque sorte les conséquences de cette solution, en supprimant un risque latent pour tous les détenteurs de CEE, qui s’était ajouté aux quatre catégories de sanctions de l’article L.222-2 du Code de l’énergie, limitées en revanche aux primo-détenteurs. Il emporte ainsi d’importants effets pratiques.

Quelles conséquences pratiques ?

Nous en évoquerons trois.

En premier lieu, la solution retenue par le Conseil d’Etat frappe par sa concision : en trois paragraphes (§4, 5 et 6) la Haute juridiction indique purement et simplement au ministre chargé de l’Energie qu’il ne saurait faire usage de son pouvoir ordinaire de retrait des actes administratifs unilatéraux lorsque l’acte en question est une décision de délivrance de CEE qui a été obtenue par fraude. Voilà les opérateurs rassurés : premier détenteur et détenteurs successifs n’ont plus à craindre une éventuelle décision de retrait.

Car cette interprétation donnée par le Conseil d’Etat, si elle relève de l’orthodoxie juridique, sied surtout particulièrement à la spécificité du mécanisme des CEE : la délivrance de CEE, qui revêt le caractère d’un acte administratif unilatéral créateur de droits, fait naître dans le patrimoine du premier détenteur des CEE, qui sont des biens meubles négociables par détermination de la loi, (article L.221-8 du Code de l’énergie). Les CEE peuvent être détenus, acquis ou cédés (article L.221-8 du Code de l’énergie) et sont exclusivement matérialisés par leur inscription au registre national des CEE (article L.221-10 du Code de l’énergie). Les CEE acquis sur le marché ne peuvent donc pas disparaître à tout moment du compte de leur détenteur, ce qui aurait menacé l’existence même de ce marché. Mais plus encore, la circonstance que le primo-détenteur, éligible, ait cédé les CEE est indifférente, même si tel était le cas dans l’affaire qui a suscité la saisine du Conseil d’Etat : le ministre ne peut retirer des CEE obtenus par fraude, peu important qui les détient.

Pour autant, la fraude ne saurait naturellement demeurer impunie. Que se passe-t-il alors ?

Le législateur a d’abord prévu, à l’article L.222-8 du Code de l’énergie, des sanctions pénales de nature délictuelle pour les personnes qui se font délivrer des CEE de manière indue et par fraude, en soumettant ces faits aux dispositions des articles 441-6 et 441-10 du Code pénal.

Sur le terrain du droit administratif, ensuite, le ministre chargé de l’Energie dispose à l’encontre du premier détenteur du vaste panel de sanctions issu de l’article L.222-2 du Code de l’énergie. Il peut tant prononcer une décision de sanction pécuniaire, dont le montant est proportionné à la gravité du manquement, que priver l’opérateur de la possibilité d’obtenir des CEE, ou annuler les CEE de l’intéressé d’un volume égal à celui concerné par le manquement. Le ministre peut également suspendre ou rejeter des demandes de CEE sans lien aucun avec ceux obtenus par fraude. Le premier détenteur de certificats obtenus par fraude ne restera donc pas indemne. L’éventail de sanctions est large, et leur portée peut être très substantielle, surtout si l’on considère que, ce premier détenteur des certificats est dans de très nombreux cas lui-même victime d’une fraude commise par un tiers. Les obligés sont en effet des vendeurs d’énergie et non des professionnels des diverses prestations donnant lieu à attribution de CEE, notamment la vente d’équipements et la réalisation de travaux permettant d’obtenir durablement des économies d’énergie.

On peut en deuxième lieu se demander à l’aune de cet avis contentieux si les premiers détenteurs qui se sont vu par le passé retirer des décisions de délivrance de certificats obtenues par fraude (ou les détenteurs successifs de ces CEE qui ont connu des annulations sur leur compte Emmy de certificats obtenus par leur premier détenteur par suite d’une fraude) pourraient se prévaloir de cette jurisprudence du Conseil d’Etat. Si l’illégalité d’une décision administrative est constitutive d’une faute (René Chapus, Droit administratif général tome 1, Montchrestien, 14e édition §1454 et CE, sect., 26 janvier 1973, n° 84768, Ville de Paris c/ Driancourt), il n’en résulte cependant pas que toute illégalité engage la responsabilité de l’Administration, notamment lorsque d’autres motifs que celui qui a été jugé illégal justifiaient une décision causant au requérant le même préjudice (CE, 30 septembre 2002, n° 230154, M. Dupuy ; CE, 5 novembre 2003, n° 239603, Brasilier ; CE, 9 février 2011, n° 332627, M. A.). Or, en cas de fraude, le ministre est généralement bien fondé à appliquer les sanctions de l’article L.222-2 du Code de l’énergie et notamment à prendre une décision d’annulation d’un volume de certificats équivalent à celui concerné par le manquement dans le patrimoine du premier détenteur. Nous sommes donc assez réservés sur l’opportunité que pourrait présenter cette décision pour les opérateurs s’étant vu retirer une décision de délivrance de CEE obtenue par fraude pendant toute la durée de la prescription, soit six ans, aux termes de l’article L.222-5 du Code de l’énergie. Il convient donc, pour les intéressés, d’apprécier toutes les implications d’un tel recours, qui sera le plus souvent indemnitaire.

Reste en troisième lieu la question du retrait par l’Administration de la décision de délivrance des CEE, lorsque cette décision serait illégale lui apparaît illégale sans pour autant avoir été obtenue par fraude. Ce retrait est possible conformément aux dispositions de l’article L.242-1 du CRPA (inspirées de la jurisprudence Ternon) dans les quatre mois suivant son adoption. A notre connaissance, le Conseil d’Etat n’a pas encore eu l’occasion de se prononcer sur cette question en matière de CEE.

Nous sommes enclins à penser que la solution devrait être la même que dans l’avis contentieux, pour deux raisons : l’une de texte, l’autre de fond.

D’une part, l’exception prévue à l’article L.241-1 du CRPA, tirée de dispositions législatives et règlementaires spéciales, pourrait, à notre sens s’appliquer au retrait pour illégalité des décisions de délivrance des CEE, dans la mesure où l’article L.222-2 du Code de l’énergie vise sans distinction tous les cas dans lesquels "des certificats d'économies d'énergie […] indûment délivrés" : la délivrance indue paraît devoir inclure la délivrance illégale aussi bien que celle qui est entachée de fraude. D’autre part, la justification essentielle de l’avis contentieux tient, nous l’avons dit, à ceci que les CEE peuvent être cédés par les primo-détenteurs un instant de raison après leur délivrance, au profit de toute personne morale ayant demandé la création d’un compte à son nom sur le registre national. Si les certificats pouvaient être retirés pendant quatre mois, il en résulterait une incessibilité de fait pendant cette période, qui contreviendrait à l’intention du législateur, ainsi qu’aux principes élémentaires d’un marché de ce type. Cela poserait particulièrement problème en fin de période pluriannuelle, lorsqu’obligés et délégataires doivent rendre compte du respect de leurs obligations par la détention d’un certain nombre de CEE.

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