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Secret des affaires

17/10/2018

Plus de vingt ans après la consécration de la protection des "renseignements non divulgués " par le droit international (accord de Marrakech du 15 avril 1994), la France se dote enfin d’une législation spécifique pour protéger les secrets d’affaires (loi n° 2018-670 du 30 juillet 2018). Même si l’accès ou la divulgation d’informations confidentielles d’autrui pouvaient déjà être sanctionnés en droit français, la réforme apporte son lot de nouveautés mais aussi quelques incertitudes.

La définition du secret des affaires - La loi définit le secret des affaires protégé à l’article L.151-1 du Code de commerce. Pour bénéficier de la protection, trois critères doivent être réunis : l’information doit être secrète, avoir une valeur commerciale effective ou potentielle et l’entreprise doit avoir mis en place des mesures de protection raisonnables. Cette définition est large et permet de protéger différents éléments du "patrimoine informationnel" des entreprises, notamment des informations d’ordre commercial (fichiers clients, prix, études de marché), technique (algorithmes, recettes, procédés de fabrication) ou stratégique (business plan, plan de rachat).

La directive 2016/943 du 8 juin 2016 rappelle que le secret constitue pour les entreprises un moyen complémentaire de "s'approprier les résultats de leurs activités liées à l'innovation" vis-à-vis de la protection offerte par les droits de propriété industrielle.

En cas de litige, le demandeur dont les informations ont été détournées devra démontrer qu’il avait bien mis en place des mesures concrètes de protection (règles de confidentialité internes, restriction d’accès, cryptage, sensibilisation et formation des équipes). Si ce n’est pas le cas, il n’aura pas droit à la protection.

Il s’agit là d’une exigence qui n’existait pas de façon aussi claire jusqu’à présent dans la jurisprudence relative aux détournements d’informations confidentielles et il ne faut pas se laisser surprendre. L’enjeu est important et les entreprises seraient avisées de faire un inventaire des mesures de protection en place si elles souhaitent tirer le meilleur parti de ce nouveau régime de protection.

Les atteintes au secret - Un autre apport important réside dans la possibilité de poursuivre, sous certaines conditions, les tiers qui exploitent les informations confidentielles d’autrui sans pour autant avoir participé au détournement desdites informations.

L’exemple type est le cas où une société "A" met au point un procédé de fabrication innovant et confie la fabrication à une société "B" située hors de l’Union européenne. "A" va donc communiquer son procédé secret à "B" en prenant le soin de soumettre son fabricant à une obligation de confidentialité. "A" constatera plus tard qu’une société "C" commercialise dans l’Union européenne des produits fabriqués grâce à son procédé.

Avant la nouvelle loi, si les produits ne portaient atteinte à aucun droit de propriété intellectuelle de "A", il était très difficile d’envisager une action contre "C" sans prouver un manquement de "B" à son obligation de confidentialité.

Désormais, l’article L.151-5 du Code de commerce : "[…] la mise sur le marché […] de tout produit résultant de manière significative d'une atteinte au secret des affaires sont également considérés comme une utilisation illicite lorsque la personne qui exerce ces activités savait, ou aurait dû savoir au regard des circonstances, que ce secret était utilisé de façon illicite". Ainsi, ce texte ouvre la possibilité pour "A" de s’opposer aux actes de mise sur le marché des produits litigieux commis par "C". Pour démontrer que le tiers "C" connaissait – ou aurait dû connaître – l’origine frauduleuse des informations, "A" pourra lui adresser préalablement une lettre de "mise en connaissance de cause", comme cela est pratiqué dans certains cas de contrefaçon de brevet.

La nouvelle loi apporte ici une amélioration considérable par rapport à la protection offerte auparavant.

Les règles procédurales spécifiques - La loi introduit des règles procédurales spécifiques qui permettent de préserver le secret au cours de la procédure tout en respectant le principe du contradictoire. En particulier, le juge peut après un examen non contradictoire d’une pièce confidentielle choisir d’en limiter la communication à une version expurgée ou d’en limiter l’accès à une personne physique et un avocat par partie (ce que l’on appelle un "club de confidentialité"). Le texte permet aussi les débats à huis clos, en chambre du conseil et précise de façon pertinente (article L.153–2) que les informations confidentielles obtenues au cours d’une procédure ne peuvent pas être exploitées par les parties qui sont tenues à une obligation de confidentialité qui "perdure à l’issue de la[dite] procédure".

La nouvelle loi institue également des règles très proches de celles régissant la contrefaçon de droits de propriété industrielle. Des mesures d’interdiction provisoire peuvent ainsi être ordonnées en référé (article L.152-4). Il était déjà possible d’en obtenir mais il est raisonnable de penser que les juges pourraient être davantage enclins à en ordonner sur la base d’un texte spécial.

Par ailleurs, le texte prévoit que les dommages et intérêts seront calculés en prenant en compte les conséquences économiques négatives subies par le détenteur légitime, mais aussi son préjudice moral et les bénéfices réalisés par le contrefacteur ; alternativement, la partie lésée pourra se voir "allouer […] une somme forfaitaire qui tient notamment compte des droits qui auraient été dus si l'auteur de l'atteinte avait demandé l'autorisation d'utiliser le secret des affaires en question" (article L.152-6).

Les limites de la protection - La nouvelle loi devrait permettre de réagir de façon efficace lorsque des informations confidentielles sont détournées par un concurrent. A cet égard, la nouvelle loi précise les actes qui ne sauraient être interdits par le détenteur légitime d’un secret. En effet, l’article L.151-3 qualifie de "licite" l’obtention des informations par "une découverte ou une création indépendante" mais aussi par ingénierie inverse, sauf clause contraire. Cette consécration de l’ingénierie inverse comme mode d’accès "licite" à des informations confidentielles est une nouveauté importante qui pourrait impliquer un infléchissement de la jurisprudence, généralement hostile à cette pratique. Là encore, les entreprises ont tout intérêt à vérifier si elles ont mis en place des restrictions contractuelles adaptées pour empêcher cette pratique dans les cas où cela est pertinent.

Ce régime risque-t-il d’être utilisé pour gêner le travail des journalistes et des lanceurs d’alertes ? Probablement pas. Les rédacteurs de la directive comme le législateur français ont prévu des "garde-fous" : l’article L.151-8 indique que le secret n’est pas "opposable" si sa révélation s’inscrit dans le cadre de l’exercice du droit à la liberté d’expression ou pour révéler une activité illégale. Ce texte spécifique nous semble constituer une garantie efficace contre toute tentative de procédure "bâillon". Le législateur a par ailleurs ajouté la possibilité pour le juge de prononcer une amende civile en cas de procédure dilatoire ou abusive (article L.152-8).

La protection n’est pas non plus destinée à être utilisée pour entraver le droit à l’information des salariés ou de leurs représentants. En revanche, le législateur français n’a malheureusement pas précisé que la protection ne saurait faire obstacle à l’utilisation par d’anciens employés de "l'expérience et des compétences acquises de manière honnête dans l'exercice normal de leurs fonctions", comme le prévoit la directive. Cette précision aurait probablement été utile aux praticiens, en particulier dans la mesure où une partie significative des litiges relatifs à des violations de secret naissent entre les sociétés et leurs anciens employés.

Faiblesses et incertitudes - Ce nouveau régime de protection des secrets d’affaires constitue indéniablement une avancée pour les entreprises innovantes, même s’il présente quelques faiblesses. Ainsi, il aurait certainement été pertinent de préciser la notion de "détenteur légitime" du secret et, éventuellement, d’instituer une règle permettant de déterminer si l’employeur peut prétendre être le détenteur légitime des informations créées, rassemblées et compilées par ses employés. A défaut, l’insertion dans les contrats de travail d’une clause spécifique désignant l’employeur comme le détenteur légitime des informations confidentielles développées par le salarié dans le cadre de son emploi ne peut qu’être conseillée. Il est par ailleurs dommage que le législateur français n’ait pas précisé que la protection dont bénéficie l’entreprise ne saurait faire obstacle à l’utilisation par d’anciens employés de "l'expérience et des compétences acquises de manière honnête dans l'exercice normal de leurs fonctions", comme le prévoit la directive. Cette précision aurait probablement été utile aux praticiens, en particulier dans la mesure où une partie significative des litiges relatifs à des violations de secret naissent entre les sociétés et leurs anciens employés.

Autre source d’incertitude : le législateur n’a pas souhaité désigner de juridiction spécialisée pour connaître des litiges relatifs aux secrets d’affaires. Il est donc à craindre que ce contentieux se disperse à travers de trop nombreuses et trop différentes juridictions, avec le risque que la jurisprudence mette des années à se stabiliser.

Enfin, il est regrettable que des mesures probatoires spécifiques n’aient pas été mises en place, sur le modèle de la procédure de saisie-contrefaçon. En effet, le détenteur légitime d’un secret devrait pouvoir obtenir ex parte des mesures d’investigation afin de pouvoir surprendre le contrevenant. Au lieu de cela, le détenteur va devoir continuer à recourir la procédure offerte par l’article 145 du Code de procédure civile.

Il faut encore attendre la publication (prévue à l’automne) du décret en Conseil d’État qui précisera certains aspects du nouveau dispositif, mais les entreprises ont tout intérêt à vérifier dès maintenant leurs pratiques et notamment si "les mesures de protection raisonnables" exigées par le texte sont bien en place.

Source
Lettre Propriétés intellectuelles | Octobre 2018
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Auteurs

Portrait deJean-Baptiste Thiénot
Jean-Baptiste Thiénot
Associé
Paris