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Prix de transfert et succursales

Les conditions de reconnaissance d’une clientèle propre précisées par le Conseil d’Etat

17/03/2023

Dans une décision Bupa Insurance Limited du 21 décembre 2022, le Conseil d’Etat est revenu sur les conditions permettant de reconnaitre l’existence d’une clientèle propre à une succursale, et en particulier sur le caractère déterminant de l’autonomie commerciale. Le Conseil d’Etat juge également qu’une cession à titre gratuit ou à prix minoré d’une clientèle rattachable à l’activité d’une succursale française dont le siège est à l’étranger est susceptible de constituer un transfert indirect de bénéfices.

La société britannique Bupa Insurance Limited détenait jusqu’en 2009 une société danoise, International Health Insurance, qui avait une activité dans le domaine de l’assurance maladie et des soins de santé. Cette société danoise détenait une succursale en France qui se voyait reverser les primes perçues à raison de clients rattachés à la France et comptabilisait par ailleurs des provisions pour litiges et primes impayées.

En 2009, la société britannique Bupa Insurance Limited a absorbé sa filiale danoise. A l’issue de cette fusion, les modalités de rémunération de la succursale française, dont le siège était désormais la société britannique, ont été modifiées, de sorte que la succursale était désormais rémunérée selon la méthode du prix de revient majoré et se voyait attribuer une marge de 5 %.

L’administration fiscale a procédé à une vérification de comptabilité de la succursale française et a conclu que la modification de ses modalités de rémunération révélait un changement d’activité et plus précisément un transfert d’activité et de la clientèle rattachable à cette activité au profit de son siège. En l’absence de contrepartie, l’administration fiscale a conclu à l’existence d’un transfert indirect de bénéfices au sens de l’article 57 du code général des impôts (« CGI »).

Le tribunal administratif de Nice, comme la Cour administrative d’appel de Marseille, ont toutefois prononcé la décharge des impositions supplémentaires, considérant que, faute d’autonomie commerciale, la succursale n’était titulaire d’aucune clientèle propre.

Cette décision du Conseil d’Etat permet de confirmer l’applicabilité des dispositions de l’article 57 du CGI aux succursales françaises de sociétés étrangères et notamment aux transferts de clientèle rattachable à l’activité de succursale au profit du siège, bien qu’au cas d’espèce aucune clientèle n’ait été reconnue.

1.    Les succursales françaises de sociétés étrangères entrant dans le champ d’application de l’article 57 du CGI, le Conseil d’Etat juge que les transferts de clientèle sans indemnité au profit du siège peuvent caractériser des transferts indirects de bénéfices…

Le Conseil d’Etat confirme, dans cette décision, sa jurisprudence antérieure1, selon laquelle l’article 57 du CGI est applicable à toute entreprise imposable en France, y compris une succursale française d’une société étrangère.

Cette approche « autonomisante » est conforme à la position de l’OCDE, qui reconnait aux succursales une personnalité fiscale distincte de celle du siège.

Par ailleurs, le Conseil d’Etat, qui avait déjà jugé qu’un transfert de clientèle sans indemnité entre deux sociétés puisse constituer un transfert indirect de bénéfices2, étend cette jurisprudence aux succursales et considère ainsi que la cession à titre gratuit ou à prix minoré à une société étrangère de la clientèle rattachable à l’activité d’une succursale française peut donner lieu à l’application de l’article 57 du CGI. Le Conseil d’Etat ouvre ainsi la voie à l’application de l’article 57 du CGI à tout transfert d’actif incorporel entre une succursale et son siège.

Les principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert citent à titre d’exemple de réorganisations d’entreprises « une centralisation d’actifs incorporels, de risques ou de fonctions, ainsi que du potentiel de profits », pouvant notamment impliquer le regroupement de fonctions au sein d’une entité assorti d’une réduction du champ ou de l’échelle des fonctions exercées localement . Un transfert de clientèle entraine a priori une réduction du champ des fonctions. Le principe de pleine concurrence impose donc de déterminer si les conditions convenues ou imposées dans une réorganisation d’entreprise diffèrent de celles qui auraient été fixées par des entreprises indépendantes, l’absence d’indemnité en contrepartie d’un transfert de clientèle pouvant ainsi conduire à la caractérisation d’un transfert indirect de bénéfices.

2.    … Ce qui suppose néanmoins que la succursale dispose d’une autonomie commerciale.

L’administration fiscale s’était attachée dans le cadre de la vérification de comptabilité de la succursale à considérer que le changement de méthode dans la rémunération de celle-ci traduisait un transfert de fonctions au profit du siège et plus précisément « l’abandon de l’activité complète d’assureur pour devenir un simple bureau de gestion administrative de l’activité d’assurance ».

Le siège faisait toutefois valoir que la méthode antérieure de rémunération était en réalité en décalage avec la réalité des fonctions accomplis par la succursale française et que ce changement de rémunération avait simplement vocation à refléter au mieux l’activité de la succursale.

Si le Conseil d’Etat a déjà jugé qu’un changement d’activité est susceptible d’entrainer un transfert de clientèle , il lui revenait de se prononcer au préalable sur l’existence d’une clientèle propre au cas d’espèce.

La jurisprudence commerciale5 tisse un lien étroit entre fonds de commerce et clientèle propre et considère que la simple vente de services ne peut suffire, la clientèle devant être personnelle à l’exploitant. La Cour de cassation avait déjà dénié l’existence d’une clientèle à des agents commerciaux, à des franchisés ou des distributeurs exclusifs de fournisseurs réputés. Des arrêts de Cour d’appel avaient également dénié à des succursales tout droit personnel sur la clientèle.

La question qui se posait tenait à la transposition, en droit fiscal, des critères dégagés par la jurisprudence commercialepour l’identification d’une clientèle. Ces critères avaient d’ailleurs été repris par le rapporteur public, Alexandre Lallet, dans ses conclusions sous l’arrêt Piaggo. Pour se voir reconnaitre une clientèle propre, l’exploitant doit agir pour son propre compte, disposer d’une réelle autonomie commerciale et supporter le risque d’exploitation.

Dans l’affaire Bupa Insurance Limited, dans la mesure où ces critères se révèlent en partie inadaptés aux succursales, la rapporteure publique, Emilie Bogdam-Tognetti, avait invité le Conseil d’Etat à se prononcer non pas sur la nécessité du cumul de ces trois critères mais plutôt sur le point de savoir si le dernier critère, tenant au risque d’exploitation, pourrait être suffisant7. La rapporteure suggèrerait par ailleurs que, pour qu’une succursale soit considérée comme supportant un risque d’exploitation, il devrait y avoir une imputation comptable et financière, interne à la société, des investissements et des pertes.

 Si le Conseil d’Etat reconnait que la succursale française supportait le risque d’exploitation de l’activité d’assurance réalisée en France (celle-ci comptabilisant des provisions pour litiges et primes impayées), il déduit des constatations de la Cour administrative d’appel que la succursale n’avait en revanche aucune autonomie commerciale.

Au cas d’espèce la Cour avait relevé que les contrats d’assurance proposés par la succursale française étaient régis par le droit danois et ne faisaient pas l’objet d’adaptation particulière à la situation française, que les services proposés par la succursale étaient assurés depuis le Danemark, que les contrats passés avec les courtiers d’assurance en France étaient en partie conclus par la société danoise et que le service clientèle était au Danemark et le processus d’acceptation des risques avant signature n’avait jamais été en France.

La rapporteure publique souligne que le simple fait de supporter le risque comptable et financier n’est pas suffisant pour caractériser une clientèle propre. Ce sujet est à mettre en regard des développements de l’OCDE sur le fait de supporter des risques et celui de les contrôler depuis les travaux dits BEPS8.

Le Conseil d’Etat confirme en conséquence l’absence d’autonomie commerciale de la succursale, sans définir précisément celle-ci. Les conclusions de la rapporteure publique apportent toutefois un éclairage, précisant que pour se voir reconnaitre une autonomie commerciale la succursale devrait « mettre en œuvre des moyens et déployer des diligences propres par lesquelles elle créé ou acquiert puis entretient une clientèle et devrait disposer d’une autonomie dans la décision de conclure les contrats avec les clients ».

Compte tenu de l’importance de ce critère, nous pouvons toutefois nous interroger sur la caractérisation d’une autonomie commerciale dans des grands groupes et en particulier en présence d’une succursale. Est-il possible de reconnaitre une autonomie commerciale à une entité (ou une succursale) lorsque le budget et les prix pratiqués par une entité sont fixés en amont par la société mère (ou le siège), lorsque l’entité suit un plan marketing prédéfini et qu’elle se contente d’adapter au territoire concerné sous la supervision du groupe… Rien n’est moins évident.

Article paru dans Option Finance 07/03/2023


1) Conseil d’Etat 9 novembre 2015 n°370974 Sté Sodirep Textiles SA-NV
2) Conseil d’Etat 4 octobre 2019 n°418817 min. c/ SAS Piaggio France.
3) Chapitre IX, § 9.1 et 9.2 des Principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert.
4) Conseil d’Etat 4 octobre 2019 n°418817 min. c/ SAS Piaggio France. 
5) Cass. Com. 3 juin 1982 n°80-16.081. Cour d’appel de Paris 6 février 1996 n°94-17.275 ou 94-27.669.
6) Cass 3ème Civ 27 mars 2022 n°00-20.732.
7) La rapporteure publique suggérait d’abandonner le critère tenant au fait d’agir pour son propre compte, afin de tenir compte des contraintes juridiques propres aux succursales (absence de personnalité juridique distincte).
8) Aligner les prix de transfert calculés sur la création de valeur, Actions 8-10 - Rapports finaux 2015, et en particulier l’action 9 visant à prendre compte les répartitions contractuelles des risques et l’affectation des bénéfices à ces risques qui peuvent ne pas correspondre aux activités réellement exercées.


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